lundi 24 mars 2008


Spectateurs en quête d'identité :
le « Groupe Miroir » des festivaliers
avignonnais


Le théâtre se conçoit souvent comme un miroir courbe tendu vers la société dont il rend compte, un reflet, pour déformé qu’il soit, de la réalité. Dans ce cas précis néanmoins, l’anamorphose fonctionne à contresens. L’originalité des spectateurs à l’étude consiste en effet à revendiquer une inversion des rôles, à s’affirmer comme le miroir de la scène et du processus de création. Il ne s’agit pas seulement pour eux de se reconnaître dans les spectacles auxquels ils se rendent mais aussi de chercher dans quelle mesure les artistes – et les programmateurs – se reconnaissent à leur tour dans leur discours.

Le Groupe Miroir est né durant la période de préparation à l’édition 2007 du Festival d’Avignon, à l’issue d’une rencontre publique avec l’artiste associé, Frédéric Fisbach. Un spectateur dans la salle proposa spontanément de constituer un collectif, un micro-public assidu et passionné, pour lui renvoyer ainsi qu’aux directeurs du Festival, l’écho que trouvait auprès d’eux sa démarche artistique en amont des représentations programmées. Depuis, l’entreprise s’est étendue à tous les spectacles du In. La question du Off reste à l’étude et fait débat.

L’entreprise du Groupe Miroir, qui compte une vingtaine de membres actifs à ce jour, procède d’une volonté de structurer le phénomène de la réception, de le repenser pour le redéfinir. Elle s’inscrit dans le droit fil de celle de la direction du Festival qui cherche, en partenariat avec l’Université d’Avignon, à faire du plus grand événement culturel européen un espace-temps de parole et de construction d’un discours sur la culture.

Il s’agit d’abord, pour ces spectateurs un peu particuliers, d’élargir le cadre spatio-temporel de la réception. Ils se réunissent ainsi régulièrement toute l’année pour échanger leurs points de vue sur la programmation et les rencontres avec les artistes, en amont du Festival, et sur les représentations auxquelles ils ont assisté, en aval. Cette dernière étape donne lieu à la production de textes, qu’ils nomment « ressentis », et dont la compilation devrait donner lieu à publication. Dès lors que cette
réorganisation du rôle du spectateur fait éclater les frontières entre production et réception, elle remet en question sa place dans l’espace de la
création.

Pour le Groupe Miroir, l’expérience théâtrale se conçoit comme éminemment interactive. En revendiquant un discours, tant oral qu’écrit, ces spectateurs expriment qu’ils souhaitent ne pas rester cantonnés au sens de la vue, auquel les réduit de manière métonymique l’étymologie du terme de « spectateur », ou de l’ouïe, mais se faire entendre, par-delà le contrat de silence qui caractérise la représentation. Ils interrogent la limite entre la scène et la salle, au-delà de toute forme particulière de spectacle interactif. Car il ne s’agit pas là d’une interactivité spontanée et ponctuelle, mais réfléchie et qui s’inscrit dans la durée. Il ne s’agit pas davantage d’une interactivité décidée et cadrée par les concepteurs d’un spectacle donné, mais décidée par les spectateurs eux-mêmes et dont le cadre se définit en collaboration avec les institutions partenaires que sont le Festival et l’Université. Le Groupe Miroir propose ainsi une nouvelle forme d’interactivité englobant le système même du Festival qui doit non seulement compter sur eux mais avec eux. Il pose les fondements d’une nouvelle économie de la réception, dans laquelle le spectateur ne constitue plus exclusivement une cible à atteindre, ne se situe plus en bout de chaîne dans le processus de création artistique, mais se veut dorénavant omniprésent dans ses différentes étapes. Il revendique sa place jusque dans la librairie du Festival, où devrait figurer l’ouvrage collectif, mise en mots et mise en page des « ressentis », témoignages et réflexions inspirés par les représentations de l’été dernier – place symbolique et paradoxale du spectateur aux côtés des auteurs, artistes, scientifiques et critiques. En créant son propre mode d’expression, il s’efforce de se constituer en sujet agissant, comme pour intervenir directement sur le processus de création qu’il autorise à sa façon.

Ce spectateur en action fait voler en éclats le cadre conventionnel de la représentation puisque l’action, sens étymologique du mot « drame », se situe en principe du côté de la scène. Le télescopage des rôles codifiés de la salle et de la scène, condensé avec éloquence dans le concept de « spectacteur » utilisé par Dumouchel qui s’appuie sur les travaux de Metz et Morin dans le domaine du cinéma, signale sinon une crise de la représentation, du moins une crise du spectateur à la recherche de son identité.

Miroir, ce groupe de spectateurs avignonnais l’est à plus d’un titre : miroir dans lequel se regarde le Festival, où se reflètent et se prolongent les œuvres dont il est la mémoire vivante, et surtout, miroir de lui-même, du statut du spectateur en devenir. Narcissiques, les membres du Groupe Miroir se regardent être spectateurs, guettent leurs propres réactions, traquent leurs émotions, couchent par écrit leurs « ressentis ». Conscients de leur fonction, ils donnent le spectacle du spectateur en train de se construire en marge de la représentation, de se reconstruire a posteriori dans cette dialectique du narcissisme et de l’histrionisme, dans ce parcours du spéculaire au spectaculaire.

Le rôle structurant du spectateur, sans lequel la représentation ne pourrait avoir lieu, est une évidence. Construire une réponse structurée s’avère en revanche plus problématique pour ce partenaire pluriel. Le Groupe Miroir s’attache à produire un discours à la fois collectif et individualisé dans le respect mutuel et le plaisir du théâtre partagé. Les réunions de cette petite communauté de spectateurs font ressortir ce qu’ils ont en commun, tout autant que leurs différences. Le miroir comporte autant de facettes que de membres et de modes d’expression : certains privilégient la parole, ou l’écrit, d’autres les arts plastiques, d’autres encore s’expriment par le silence.
Tenter de structurer le phénomène de la réception, à l’image du Groupe Miroir, c’est tâcher de rendre concrète l’expérience esthétique du spectateur, de mettre en forme, d’officialiser le contrat habituellement tacite entre public et artistes, de s’engager au-delà de la relation de séduction qui les lie implicitement. C’est aussi traduire l’angoisse existentielle liée au caractère éphémère et confiné de l’expérience spectatorielle. Le Groupe Miroir en repousse systématiquement les limites spatio-temporelles, s’attachant à démontrer que le spectateur existe en-dehors du spectacle. Il propose ainsi des avenants au contrat de spectacle, auquel il donne de l’envergure, au pacte de silence, qui ne constitue plus une fin en soi. Cette tentative d’appropriation de l’événement culturel, qui s’exprime également à travers les efforts de certains membres du groupe pour modéliser le Festival, rend compte du dynamisme de ces spectateurs qui souhaitent faire évoluer un statut qu’ils ne considèrent pas figé. Elle est aussi, dans une certaine mesure, le symptôme du mal-être d’une catégorie de spectateurs contemporains qui éprouvent trop souvent l’impression de subir, impuissants, la représentation.

Véritable laboratoire des pratiques spectatorielles, le Groupe Miroir témoigne certes d’une évolution socio-culturelle de certains publics, de leurs attentes et de leurs aspirations. Il témoigne par-dessus tout que le théâtre est un art bien vivant.

mercredi 13 février 2008




Le spectacle
est dans la salle



À mes trois graines de spectateur

Avec Kirikou et Karaba à l’affiche d’octobre à décembre 2007, le Casino de Paris s’est transformé en école du spectateur. Destinée au jeune public, cette comédie musicale dont Michel Ocelot a écrit le livret et Wayne McGregor réalisé la mise en scène fait salle comble à tout coup. Pour toutes nos chères têtes blondes qui ont eu la chance d’assister à l’une de ses représentations, elle constitue sans aucun doute une étape importante dans l’apprentissage de la condition de spectateur.

S’initier aux codes de la représentation théâtrale signifie avant tout faire l’expérience des limites, ce qui fait du théâtre un lieu privilégié du devenir citoyen. La frontière scène-salle suppose, entre autres, une frontière spatiale, lumineuse, sonore et spectaculaire dont il faut prendre conscience pour l’accepter et la respecter.

Adaptée au jeune public, la scénographie vise à initier une démarche contractuelle sur plusieurs plans, dès l’entrée dans la salle. Des transitions sonore et visuelle sont ainsi aménagées pour faciliter l’adoption d’une attitude spectatorielle fondée sur l’écoute et le regard. L’enregistrement d’un chant de grillons se fait entendre en provenance de la scène avant même le lever du rideau. D’abord en sourdine, à peine perceptible derrière le brouhaha provoqué par l’installation laborieuse d’un public indiscipliné, il s’amplifie progressivement jusqu’à le concurrencer puis l’absorber, marquant l’imminence de la représentation.

Côté cour, dans le prolongement du rideau de scène, un automate aux yeux globuleux balaie la salle du regard en permanence, surveillant les spectateurs dont il canalise à son tour l’attention vers le plateau. Véritable allégorie du regard, qu’il incarne de manière monstrueuse dans tous les sens du terme puisqu’il est aussi celui qui se montre en train de regarder les regardants, il opère un retour didactique à l’étymologie du mot « spectateur ». À la limite de la scène et de la salle, le robot a une fonction ambivalente, à la fois acteur de la comédie dans laquelle il joue le rôle de la vigie de la sorcière Karaba, et spectateur, tant des autres personnages qu’il épie, s’identifiant alors au public, que du public lui-même dont il se met simultanément et paradoxalement à distance. La mise en scène de l’automate aux yeux rouges n’est autre qu’une mise en abyme de la relation spectaculaire que les jeunes spectateurs doivent apprendre à gérer.

La frontière spatiale est quant à elle balisée par le parcours musical des acteurs qui sortent de scène pour réapparaître au fond de la salle, par l’entrée réservée au public, descendent l’allée centrale au rythme de leurs djembés, s’alignent devant l’aire de jeu dont ils soulignent le contour avant d’y reprendre place. Bien que limitée dans le temps, la proximité directe avec les comédiens permet de diminuer la frustration du jeune spectateur cantonné à son fauteuil, tout en remobilisant son attention sur la représentation en cours. En empruntant le trajet du public depuis la double porte au fond du théâtre jusqu’à la lisière du plateau, les artistes flèchent non seulement son déplacement dans la salle, mais surtout le parcours spectaculaire qui prolonge celui-ci en direction de la scène. La boucle finale a pour effet de replacer chacun dans l’espace qui lui est dévolu.

Si ces stratégies spatiale, sonore et spectaculaire témoignent d’une réelle volonté d’accompagnement du jeune public dans son apprentissage, en revanche le travail sur la frontière lumineuse laisse à désirer. Sur ce point, les objectifs commerciaux vont manifestement à l’encontre des objectifs pédagogiques, culturels et citoyens. Ainsi, les globes lumineux vendus à l’entrée, puis dans la salle pendant l’entracte, persistent à briller de manière anarchique durant la représentation. Si l’on ajoute à cela le ballet des torches électriques des ouvreuses qui sillonnent les allées sous de multiples prétextes, on comprendra aisément combien il est difficile dans cette obscurité factice de faire abstraction de son moi social pour se concentrer exclusivement sur la boîte scénique.

Malgré les efforts des regardants comme des regardés, la condition de spectateur s’avère notoirement contraignante pour les jeunes recrues, au point que le spectacle semble parfois glisser de l’autre côté du miroir. Le public vole alors la vedette aux artistes.

La clause d’immobilité, en particulier, se trouve mise à mal par les va et vient incessants vers les toilettes, par ceux qui ne résistent pas à la tentation d’agiter frénétiquement leurs petites jambes du haut de leur réhausseur en plastique multicolore, de se mettre debout, ou encore de se tortiller pour tenter de mieux voir entre deux têtes. Âpre discipline que de laisser le corps au repos tout en gardant l’esprit alerte… La plupart n’ont de cesse de se retrouver du côté de la représentation dramatique dont l’étymologie indique qu’elle se situe entièrement dans l’action.

À un autre niveau, le pacte de silence se révèle fréquemment rompu par des commentaires murmurés à tue-tête, auxquels se superposent des « chut ! » réprobateurs, qui témoignent de la difficulté de ne pas réagir bruyamment à tel ou tel événement représenté, de maîtriser son contentement ou son mécontentement, d’être un spectateur informé et de devoir renoncer à informer à son tour le héros auquel on s’identifie. Complexe, la relation triangulaire sur laquelle se fonde l’ironie dramatique impose de passer d’un rapport frontal, direct, à une relation oblique, indirecte. Il faut se résigner à laisser son héros – en l’occurrence Kirikou – accomplir seul son parcours initiatique, faire sa propre expérience, condition nécessaire pour passer de l’enfance à l’âge adulte. En ce sens, l’initiation du héros sur scène se révèle une métaphore appropriée de l’apprentissage du jeune spectateur dans la salle.

L’expérience des frontières au théâtre passe également par la dialectique de l’illusion et de la dénégation au fondement du contrat de spectacle. Il s’avère d’autant plus difficile de faire la part entre l’illusion et la réalité au théâtre que la matière même de la représentation est vivante, ou tout au moins bien réelle : acteurs en chair et en os, objets empruntés à la vie quotidienne. Les jeunes spectateurs semblent cependant a priori mieux armés que les seniors pour appréhender ce jeu du faire-semblant qu’ils pratiquent spontanément dans la vie quotidienne, comme le prouve la formule consacrée « on dirait que... ». La difficulté réside ici dans le fait qu’ils n’en sont pas les initiateurs et que, loin d’établir les règles, ils les subissent. Dans la comédie musicale à l’étude, le dépaysement provoqué par la mise en scène d’une contrée exotique facilite probablement la prise de distance, de même que la marionnette de Kirikou, magnifiquement agie par trois manipulateurs. Ce n’est qu’à la fin du spectacle, Kirikou ayant atteint l’âge adulte, que la marionnette le cède à un acteur. L’évolution du personnage éponyme, qui s’inscrit dans le système même de la représentation, traduit par ricochet celle du jeune spectateur désormais initié et capable de faire la part des choses.

Ce travail intéressant sur la dialectique de l’illusion et de la dénégation se prolonge parfois ponctuellement à travers des accidents de la représentation qui favorisent le regard critique du jeune public. C’est le cas le 26 décembre après-midi, lorsque la rivière, matérialisée par des bandes de tissu bleu auxquelles les acteurs impriment un mouvement ondulatoire, sort inopinément de son lit. La prise de distance avec la réalité, déjà induite par une représentation stylisée, s’accentue lorsque le tissu s’envole plus haut que prévu, découvrant fugacement les pieds des comédiens. Le spectateur n’est pas dupe de ce qu’il croit être un stratagème visant à piéger sa crédulité et pas peu fier de le montrer. Les échanges transversaux de regards complices, qui doublent la relation spectaculaire de la salle à la scène, consacrent le statut d'un spectateur désormais averti.

L’apprentis- sage des codes théâtraux implique enfin d’applaudir au moment approprié, dans un geste synchronisé avec celui des autres spectateurs. Espace-temps privilégié où le jeune public se trouve autorisé à mettre son corps en mouvement, l’applaudissement exprime le sentiment d’appartenance à un groupe social, la communauté spectatorielle. Il manifeste de manière visuelle et sonore une expérience véritablement collective. Au théâtre, on n’est pas spectateur tout seul. Chacun dans la salle se confronte à un autre paradoxe de la condition de spectateur : tenter de faire abstraction de son moi social, condition préalable au jeu du faire-semblant, sans pour autant oublier que l’on appartient à une communauté qui conditionne l’expérience théâtrale et implique, outre le respect des artistes, celui des autres spectateurs.

Lors des représentations destinées au jeune public, cette appartenance communautaire prend la forme d’une chaîne de transmission hiérarchisée, entre spectateurs seniors et juniors d’une part, entre jeunes spectateurs initiés et débutants d’autre part. Le public se caractérise dès lors par une démarche d’auto-régulation, tout comportement inadapté se voyant aussitôt sanctionné par la réprobation collective.

Curieusement, ce jeune public indiscipliné, dont l’attention s’avère si difficile à canaliser dans la durée, présente une indiscutable homogénéité dans la mesure où il s’agit d’un public "entier", tout à la fois impitoyable et d’une générosité extrême. Prêt à décrocher à la moindre longueur, à la première faille, en revanche il manifeste sa joie sans compter, comme en témoignent les cascades de rires clairs et francs, les salves d’applaudissements nourris, les rappels en nombre, la réticence manifeste à quitter la salle. Les jeunes spectateurs, en effet, ne sont pas de ceux qui enfilent leur manteau et se faufilent dans les rangées sitôt le rideau tombé. En ce sens, ces graines de spectateurs ont à leur tour beaucoup à apprendre à leurs aînés…

jeudi 13 décembre 2007



Et vous, « ça va ? »

À Ludovic Lagarde
À tous les spectateurs de la
Cour d'Honneur ce 23 juillet 2007

Il faut être motivé ce lundi 23 juillet 2007 pour assister à la repré- sentation nocturne du Roi Lear mis en scène par Jean- François Sivadier dans une traduction nouvelle de Pascal Collin. Au programme dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes ce soir-là : mistral, pluie, froid. 21h30 : l’équipe technique s’active pour protéger la scène. Stoïque, le public espère la fin de l’averse en improvisant des parapluies de fortune. Cessera ? Cessera pas ? On y croit tous... Et on a raison d’y croire, car à 22h30, une fois l’eau évacuée du plateau, la représentation peut enfin commencer devant un public transi et trempé... mais qui a la foi. Caprices de l’été provençal, aléas de la condition de spectateur. L’engagement physique, ici, n’est pas seulement le fait du comédien. Ce soir, il faut souffrir pour être spectateur. L’expérience culturelle, à moins qu’il ne faille parler d’épreuve culturelle, le marque jusque dans sa chair. Il faut payer de sa personne. C’est sur la base de ce contrat exigeant imposé par la Cour d’Honneur, qui ne laisse pas de rappeler opportunément les conditions de représentation dans les théâtres publics élisabéthains, que l’actrice Norah Krief va formaliser la solidarité entre scène et salle, regardés et regardants. Un trait de génie.

Le mistral malmène dangereusement la toile rouge plastifiée, tendue entre deux piquets de part et d’autre du plateau. Malgré les nombreuses fentes pratiquées pour qu’elle offre aussi peu de prise que possible au vent, la toile se gonfle et claque violemment. Les spectateurs murmurent devant le spectacle inédit qui concurrence clandestinement la mise en scène officielle de Sivadier : tiendra ? tiendra pas ? Une rafale plus cinglante que les autres s’engouffre et la rompt. Stupeur. Deux lambeaux de plastique rouge flottent au bout de leur hampe, parodies de drapeaux balayant la scène de manière anarchique. C’est alors que le fou du roi, alias Norah Krief, qui depuis un moment arpente le plateau en bougonnant mécaniquement « Oh ! Ça va, ça va », se tourne spontanément vers les spectateurs, ouvre grand les bras comme pour tous les étreindre d’un même geste rassurant et leur demande « Ça va ? ».

Krief sort du cadre de la représentation, s’émancipe brièvement des contraintes textuelles pour s’adresser directement au public – écart légitimé à double titre, par les circonstances et par son rôle de bouffon fondé sur l’irrévérence. À moins que ce ne soit au contraire le public qui, en devenant brusquement l’interlocuteur légitime de Krief-Le Fou, fasse intrusion dans le cadre de la représentation. Rupture éphémère de l’illusion dramatique ? Ou fictionnalisation fugace du monde réel ? Par son improvisation, en parfait accord avec une mise en scène qui défend la tradition du spectacle de tréteaux, Krief récupère l’imprévu qui devient partie intégrante de la représentation. La comédienne joue là du paradoxe qui caractérise le personnage du fou du roi et auquel elle reste somme toute fidèle : l’insolence cadrée, l’écart toujours contrôlé. Force est de constater que Krief n’est pas sortie de son rôle. D’ailleurs, qui, de Krief ou du fou, s’est adressé au public ? La question reste entière. Il n’en demeure pas moins que la confusion entre personne et persona, le brouillage momentané des frontières entre scène et salle, le télescopage des deux niveaux de communication, entre les personnages d'une part et entre le public et les acteurs d'autre part, ont modifié la nature du contrat de spectacle.

La transformation du leitmotiv « ça va » en question pleine de sollicitude cristallise, plus encore qu’il ne résume, la relation particulière qui s’instaure entre regardants et regardés. Une relation de solidarité. La coopération, qui procède du contrat jusque-là tacite, devient solidarité explicite. Le « ça va, ça va » mécanique fait place à un « ça va ? » véritablement humain. Cette question, en effet, est loin d’être rhétorique. Elle appelle une réponse, instaure un échange. Le rire réflexe jusque-là causé par l’effet de répétition le cède à un autre type de rire, certes spontané parce que provoqué par la surprise, mais qui va au-delà. Il s’agit d’un rire actif, constructif, d’un rire cathartique, libérateur. Le spectateur se prend à rire de sa condition de spectateur et des contraintes qu’il subit. Il les met à distance. Et il est accompagné dans ce processus par Krief-Le Fou qui, d’une certaine façon, l’encourage à rester spectateur. Par sa question, vecteur de solidarité, la jeune femme embarque le public dans la galère des comédiens. Une façon de dire aux spectateurs que les artistes ont, plus que jamais, besoin d’eux. Face à l’imprévu, l’adaptation doit être à double-sens, la plasticité caractériser la salle autant que la scène.

« Ca va ? » : en investissant à sa manière le texte de Shakespeare adapté par Collin, l’actrice resémantise une question de savoir-vivre qui, devenue par trop conventionnelle, s’est progressivement vidée de son sens jusqu’à perdre sa fonction interrogative. Les conditions de spectacle lui donnent ce soir-là une toute autre dimension. En se saisissant de cette banale convention sociale pour la mettre en scène, en la fictionnalisant, Krief lui rend paradoxalement toute sa signification dans la réalité quotidienne. Pour les spectateurs qui ont assisté au Roi Lear dans la Cour d'Honneur ce lundi 23 juillet, la question « ça va ? » n’aura plus jamais le même sens.

samedi 1 décembre 2007


Naître spectateur ?

À Christian Rollin


Festival d’Avignon 2006. Naître d’Edward Bond, mis en scène par Alain Françon dans la Cour du lycée Saint Joseph.


La question conventionnelle qui consiste à demander aux uns et aux autres à la sortie si la pièce leur a plu n’a pas vraiment de sens dans ce cas précis. Ce n’est pas exactement la question qu’il convient de poser au spectateur déphasé, en décalage complet avec la quotidienneté à laquelle il est brutalement retourné. Pas seulement parce que le spectacle proposé est censé le projeter dans un futur fantasmé tout en lui rappelant un passé toujours aussi douloureusement proche. Le spectateur se trouve décalé par rapport à sa fonction de spectateur, précisément, dont il ne sait plus tout à coup en quoi elle consiste véritablement.
Il ne s’agit pas tant ici de discuter les choix dramaturgiques, au sens brechtien du terme, de Françon et de sa compagnie – les critiques et surtout Bond lui-même s’en sont chargés en leur temps... et ont été entendus comme en a témoigné la reprise au Théâtre National de la Colline quelques mois plus tard – que de s’intéresser à l’effet produit sur le public et à la façon dont le contrat de spectacle est mis à mal.

Naître met donc le spectateur à l’épreuve en testant de manière impitoyable et systématique ses limites. La mise en scène, qui tente de relever le défi de dire l’indicible et de représenter l’irreprésentable, fait de lui un voyeur. Et un exhibitionniste : on a l'impression d'être mis à nu alors même qu'on est au beau milieu de la foule...

A priori beaucoup de gens sont venus sans vraiment savoir à quoi s'attendre, à commencer par les spectateurs qui, devant, derrière et à côté de moi, lisent le texte du programme ébahis, interloqués, avec parfois un petit rire un peu gêné... Ainsi la représentation de la violence ne se cantonne pas à la scène, elle infiltre insidieusement la salle au fur et à mesure de l’arrivée des spectateurs armés de leur programme, porte d’entrée vers un spectacle qui affiche ouvertement sa volonté de les malmener. Au seuil de la représentation, il s’agit déjà de provoquer le public, de le narguer, de le prendre à partie : « Pour vous est-ce que c’était bon ? ». Et la question de hanter la page, lancinante, harcelante. Montré du doigt, le spectateur éprouve la désagréable impression que les rôles sont inversés, que c’est lui que l’on va en fin de compte évaluer, le spectacle dessinant l’espace de sa réponse.
Scène, salle, et coulisses. La représentation de la violence contamine également les intermèdes sonores pendant les changements de décor, qui se succèdent dans un crescendo de stridence et d'agressivité. On a envie de se boucher les oreilles, de hurler qu’il faut que cela s’arrête.
À la fin du troisième tableau, paroxysme de l’insupportable, un bon quart des spectateurs décident de mettre fin à cette expérience traumatisante. Le quatrième tableau, déroutant mélange d'onirisme et de morbidité qui se passe (presque) de mots, donne lieu à une nouvelle émigration, une déportation massive vers la sortie. Le spectacle achevé, les acteurs récoltent quelques pauvres applaudissements donnés sans conviction... Traumatisante, l'expérience l’est pour eux aussi, à n’en pas douter...

Dans ce genre de théâtre à la limite, l'attitude du spectateur – son acceptation ou au contraire son refus de se constituer spectateur – tient sans doute à peu de chose... à son vécu, à la journée qu'il a passée, à sa sensibilité à l'instant t de la représentation. Un rien peut le faire basculer, lui faire rompre le contrat de silence, de spectacle. Naître ne laisse pas indifférent. Naître ne peut pas laisser indifférent. Parce que la pièce interroge le statut même du spectateur : qu'est-ce qu'être spectateur ? À quoi doit-on être prêt pour devenir spectateur ? Jusqu'où accepter d'être malmené ?

Parmi les gens qui ont quitté la cour du lycée, nombre d'entre eux ont vu des films sur l'Holocauste, qu'ils ont sans aucun doute jugés odieux, mais qu'ils ont également probablement visionnés jusqu'au bout. Ont-ils trouvé que Naître était plus insupportable encore, précisément parce que c'était du spectacle vivant ? À moins que ce ne soit l’inverse. Paradoxalement, plus le troisième tableau devient insupportable, plus l'humanité des personnages, dût-elle confiner à la folie, dût-elle révéler avec impudeur tout ce que l’homme recèle de noirceur, semble palpable. Et cela tient justement au caractère vivant, à la dimension physique du théâtre. Quoi que l’on puisse en dire par ailleurs, au-delà de toute polémique, l'intérêt et la force de cette mise en scène consistent justement à cultiver la contradiction jusqu'à la saturation.

Il manque, à la fin de ce type de spectacle, un défouloir, un gueuloir à la mode de Flaubert, un lieu (pourquoi pas la scène?) où les spectateurs puissent à leur tour extérioriser tout ce qu'ils ont subi de violence, d'agressivité, de contrainte et de frustration, au lieu de se retrouver brutalement à la rue avec un long processus de digestion (de rumination ?) à enclencher. Mais c'est peut-être cela, tout compte fait, qui est formateur... Naître, après tout, c'est peut-être naître spectateur... Naître spectateur de ce spectacle aussi violent qu'un accouchement. Ou N'être (jamais) spectateur, puisque, à chaque spectacle, tout est encore et toujours à recommencer...

dimanche 18 novembre 2007


Les idées qui frottent...


À Pierre Dubois
Pour mes étudiants

Du littéral au littéraire :

De la fêlure à la béance, traquer la moindre faille du texte.
Et s’y engouffrer.
Cracks and gaps.
Mettre au jour les tensions, se repaître des contradictions.
Ne surtout pas lisser le texte. Sinon, on passe à côté, la rencontre est manquée.
Partir, tel un explorateur géologue, tel un pionnier, à la conquête de ses reliefs et de ses creux, de ses sommets et de ses dépressions.
Faire du texte un accident de terrain et le traiter comme tel.

lundi 29 octobre 2007


L’ombre du comédien

...ou la parole confisquée


"Life’s but a walking shadow, a poor player"

William Shakespeare,
Macbeth, 1606 (5.5.24)


"A mute is a dumb speaker in the play.
[...] A mute is one that acteth speakingly,
And yet says nothing."

Richard Brome,
The Antipodes, 1636 (5.1.114/118-19)


Avignon, le Théâtre du Chêne Noir un soir d’avril 2007. Philippe Caubère brûle les planches dans Claudine, ou l’éducation. Le rire, dont on pourrait dire qu’ici il confine à l’hystérie, fait plus que tisser des liens entre les spectateurs, il les soude dans une complicité inébranlable. Facteur de cohésion sociale par excellence. La preuve... Entracte. Hilare, mon voisin de droite se penche vers moi pour commenter, avant d’ajouter d'un air sibyllin : « C’est que, vous comprenez, je suis un peu ‘du milieu’ ». Un peu ? Mais encore ? Monsieur est figurant. Une passion autant qu’une nécessité. Une façon de prolonger l’aventure théâtrale initiée dans les cours du soir de ce même Théâtre du Chêne Noir, à laquelle il a dû renoncer pour des raisons financières. Jean-Philippe est demandeur d’emploi. La figuration lui permet d’arrondir les fins de mois difficiles.

Il a ainsi participé au tournage de La Prophétie d’Avignon et évoque avec un brin de gourmandise les buffets pantagruéliques, le café à volonté dans la salle de repos, la rémunération généreuse. Jean-Philippe y tient le rôle muet d’un garde du Palais des Papes. Il aurait volontiers accompagné l’équipe au-delà de la symbolique Cour d’Honneur et l’a fait savoir. En guise de réponse, il a reçu son solde pour tout compte. Un rôle muet... Le figurant est privé de parole, une caractéristique de son statut. S’il fait usage de sa voix, ce qu’il dit doit rester inaudible, de l’ordre de l’inarticulé, de l’incompréhensible. Un à-côté du langage. Le figurant bavard est par définition un oxymore. La parole est réservée à l’acteur. La parole fait l’acteur. Le figurant lui, est une virgule, une respiration du texte à peine perceptible.

Il est l’ombre de l’acteur, lui-même une ombre à en croire la métaphore shakespearienne. L’ombre d’une ombre, donc. L’obscurité mise en abyme. À moins qu’il ne s’agisse d’un hyper-spectateur, qui se serait frayé un chemin jusque sur le plateau pour voir de plus près, jusqu’à toucher les comédiens et les objets. La coïncidence du visuel et du tactile. Un spectateur privilégié qui aurait également accès aux coulisses, à l’envers du décor, témoin du processus de création, du spectacle en train de se faire. Plus qu’un spectateur : un voyeur.

Plus qu’un spectateur, mais pas autant qu’un acteur. Le figurant occupe cette position inconfortable de l’entre-deux. Il côtoie ainsi « le milieu » sans jamais y avoir vraiment accès. Il le frôle, il l’effleure, tout en restant cantonné au seuil – une position certes inconfortable, mais néanmoins privilégiée selon Jean-Philippe qui croise et recroise Louise Monot, collectionnant au fil des tournages les souvenirs, les détails inédits avec lesquels il crée son propre film, un méta-film mémoriel pour son cinéma intérieur.

Ce privilège du figurant compense certains mauvais traitements. Jean-Philippe évoque cette fois la mise en scène de Fidelio à l’Opéra d’Avignon. Une foule de candidats a répondu à la petite annonce laconique demandant des figurants. Après des heures d’attente, les postulantes féminines sont priées de se retirer : la petite annonce a omis de préciser qu’on a seulement besoin de figurants masculins. Les candidats restants sont priés de se mettre en ligne sur le plateau. Parmi eux, ceux qui ont effectué leur service militaire doivent avancer d’un pas. On demande aux autres de vider les lieux sans autre formule de politesse. La petite annonce a également omis de préciser : « objecteurs de conscience et réformés s’abstenir ». Il leur faut des hommes, seulement des hommes, mais des hommes qui ne font pas semblant, des hommes qui portent leur virilité en bandoulière. Jean-Philippe repart, écœuré : pour certains, les figurants, ça n’est que du bétail...

Le Théâtre du Chêne Noir quelques semaines plus tard : Jean-Philippe est là, fidèle au poste, pour le dernier épisode de L’Homme qui danse, en véritable spectateur cette fois...

dimanche 21 octobre 2007


Verhelst et Lagarde conjuguent Richard III au féminin


Les métamorphoses d'une tragédie historique,
ou
Richard III revisité au Festival d'Avignon 2007


S'inscrivant dans la lignée des nombreuses adaptations théâtrales et cinématographiques du Richard III de Shakespeare (1592-93), le texte de Verhelst dramatise en vingt et un tableaux l'accession au trône et le règne de l'anti-héros difforme et sanguinaire rendu célèbre par le barde. Jusque-là, pas de surprise. Toutefois, le dramaturge néerlandais réduit la trame historique à sa plus simple expression, évacuant systématiquement les épisodes militaires et confiant à une voix off le soin de donner aux spectateurs les repères nécessaires à la compréhension de l'action.

L'originalité de Verhelst réside dans son exploitation du potentiel dramatique et spectaculaire des personnages féminins. Il ramène la marge au centre, fait de la périphérie du texte shakespearien le cœur même de sa pièce. Il en résulte un point de vue décalé, qui participe d'une réhabilitation de la féminité.
Verhelst restructure la pièce élisabéthaine en profondeur, réduisant de manière drastique le nombre de personnages masculins physiquement présents sur scène (de 39 à 5), désormais quasi équivalent au nombre de personnages féminins (5 chez Shakespeare, 4 chez Verhelst). Toutefois, Verhelst vise davantage qu'un simple rééquilibrage. Alors que dans la tragédie de Shakespeare les personnages féminins n'apparaissent pour ainsi dire jamais seuls, Verhelst prend le parti de consacrer à chacun un tableau entier, un long tête-à-tête avec le public. Son remaniement de l'hypotexte shakespearien tend à revaloriser le point de vue féminin, jusqu'à le rendre dominant.

Le Richard III de Shakespeare s'ouvre sur un soliloque du personnage éponyme et s'achève par un discours de Richmond, le futur Henry VII. L'action dramatique est ainsi bornée par des personnages masculins. La première femme à entrer en scène est Lady Anne. En deuil de son beau-père, le roi Henri VI, et de son mari, Edouard, prince de Galles, elle tombe dans les bras de leur assassin présumé, Gloucester, le futur roi Richard. La dernière femme à quitter le plateau, la reine Elisabeth, vend sa propre fille à Richard, pourtant responsable de la mort de son époux, le roi Edouard IV, et de ses deux jeunes fils, Edouard V et Richard, duc d'York. Ce parcours circulaire enferme les personnages féminins dans la versatilité, l'inconstance et la trahison, comme le souligne Richard III, étonné lui-même de parvenir à ses fins avec autant de facilité : "Relenting fool, and shallow, changing woman!" Verhelst, quant à lui, place d'emblée sa pièce sous le signe de la féminité. La première et la dernière répliques sont prononcées par la duchesse d'York, figure de la maternité par excellence, qui transcende par la force inébranlable de l'amour maternel et du pardon les faiblesses des autres femmes. Alors que la duchesse de Shakespeare quitte la scène en maudissant son fils fratricide, celle de Verhelst l'accompagne jusqu'à son dernier souffle, recevant dans ses bras, telle une Pietà, la dépouille d'une parodie de figure christique, d'un roi qui a versé le sang des autres pour servir son ambition personnelle. La pièce de Verhelst s'achève donc sur le tableau puissant d'une mère qui, ayant porté tous ses fils en terre, ne peut désormais embrasser que la mort, d'une Mater Dolorosa, incarnation suprême de la souffrance. Si la tragédie du barde conclut à l'inconstance des femmes, Verhelst fait, quant à lui, un autre constat.

Victimes du peu scrupuleux Richard III, les femmes n'en sont pas moins les seules à lui tenir tête, probablement parce qu'elles n'ont plus rien à perdre. Leur malheur fait précisément leur force. Le dramaturge néerlandais accentue cette dialectique, notamment dans la nouvelle interprétation qu'il propose du personnage de Lady Anne. Si elle ne fait que de rares apparitions dans la pièce de Shakespeare, elle a néanmoins un impact verbal fort au regard de sa présence sur le plateau (physiquement présente dans 10% de la pièce, elle prononce 5% des vers). Dans l'unique scène où elle se trouve réunie avec d'autres femmes, c'est à elle que le plus grand nombre de vers est dévolu. Même après sa mort, elle revient hanter le champ de bataille de Bosworth pour y livrer sa parole désincarnée.

Verhelst modifie complètement ce rapport, transposant l'impact verbal de Lady Anne sur le plan physique. Devenu relativement silencieux, le personnage gagne en sensualité. Ce glissement du verbe à la chair est contenu en germe dans le texte shakespearien. Premier personnage féminin à paraître sur scène, Lady Anne fait quelques gestes forts : elle crache au visage de Gloucester et le menace de son épée avant de lâcher l'arme pour accepter qu'il passe un anneau à son doigt, symbole de la possession et de son triomphe. Verhelst développe ces amorces visuelles. S'étant entièrement dévêtue, Lady Anne porte la main de Richard à son cou, dans un geste provocateur qui invite tout à la fois à la petite mort et à la vraie mort. Elle fait de la faiblesse de sa chair une arme dont elle se sert contre Richard, lui jetant sa sensualité au visage jusqu'à l'effrayer.

La force de ces femmes vient aussi de leur solidarité dans la douleur. Certes, dans les deux textes, la rivalité dynastique qui oppose les Lancastre à la maison d'York est portée par les personnages féminins. Mais celle-ci se trouve sublimée par l'expérience commune de la souffrance. Les femmes sont liées par ce fardeau dont elles héritent et qu'elles se transmettent de famille en famille, de génération en génération, tel ce mouchoir rouge qui réalise visuellement la synthèse du sang et des larmes qui font leur quotidien. La relation transversale entre les deux camps se fait par le biais des femmes, aussi inconstantes que le fluide qui est la matière de leur existence. Veuve d'un Lancastre, Lady Anne épouse un York. Les deux reines, la lancastrienne Margaret et la yorkiste Elisabeth, qu'une génération sépare mais qu'un même statut réunit, deviennent le miroir l'une de l'autre : figures royales esseulées, pleurant leur époux et leurs fils, elles ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes. Margaret qui, telle une apparition, hante la scène dans l'attente que ses malédictions se réalisent, disparaît après avoir transmis à Elisabeth son pouvoir visionnaire, son don pour la parole performative. Chez Shakespeare, la roue de la Fortune a tourné mais elle enferme la condition féminine dans le mouvement circulaire irréversible de la malédiction. Les personnages se succèdent, différents et pourtant identiques. Verhelst casse la vision pessimiste de la tragédie shakespearienne en rompant avec ce schéma de transmission, cette circularité dans la douleur, par le biais du seul personnage féminin évoqué verbalement dans les deux textes. Peu avant le dénouement, la voix off annonce que "la fille d'Elisabeth, celle que Richard voulait pour épouse, se tient aux côtés de Richmond". La jeune Elisabeth, que sa mère vient de vendre au roi sanguinaire, échappe à son destin pour devenir la femme du futur Henri VII et l'instrument de la réconciliation entre les deux dynasties. Alors que dans le texte de Shakespeare les femmes comptent les morts que chacune doit à l'autre camp ("Elle pleure un Edouard, et moi aussi"), dans la pièce de Verhelst, une Elisabeth en rachète une autre. La "silhouette onirique", telle que la désigne le dramaturge néerlandais, esquisse l'espoir d'un renouveau dans un espace-temps hors-scène, la perspective d'une "délivrance" – le dernier mot du texte.