Spectateurs en quête d'identité :
le « Groupe Miroir » des festivaliers avignonnais
Le théâtre se conçoit souvent comme un miroir courbe tendu vers la société dont il rend compte, un reflet, pour déformé qu’il soit, de la réalité. Dans ce cas précis néanmoins, l’anamorphose fonctionne à contresens. L’originalité des spectateurs à l’étude consiste en effet à revendiquer une inversion des rôles, à s’affirmer comme le miroir de la scène et du processus de création. Il ne s’agit pas seulement pour eux de se reconnaître dans les spectacles auxquels ils se rendent mais aussi de chercher dans quelle mesure les artistes – et les programmateurs – se reconnaissent à leur tour dans leur discours.
Le Groupe Miroir est né durant la période de préparation à l’édition 2007 du Festival d’Avignon, à l’issue d’une rencontre publique avec l’artiste associé, Frédéric Fisbach. Un spectateur dans la salle proposa spontanément de constituer un collectif, un micro-public assidu et passionné, pour lui renvoyer ainsi qu’aux directeurs du Festival, l’écho que trouvait auprès d’eux sa démarche artistique en amont des représentations programmées. Depuis, l’entreprise s’est étendue à tous les spectacles du In. La question du Off reste à l’étude et fait débat.
L’entreprise du Groupe Miroir, qui compte une vingtaine de membres actifs à ce jour, procède d’une volonté de structurer le phénomène de la réception, de le repenser pour le redéfinir. Elle s’inscrit dans le droit fil de celle de la direction du Festival qui cherche, en partenariat avec l’Université d’Avignon, à faire du plus grand événement culturel européen un espace-temps de parole et de construction d’un discours sur la culture.
Il s’agit d’abord, pour ces spectateurs un peu particuliers, d’élargir le cadre spatio-temporel de la réception. Ils se réunissent ainsi régulièrement toute l’année pour échanger leurs points de vue sur la programmation et les rencontres avec les artistes, en amont du Festival, et sur les représentations auxquelles ils ont assisté, en aval. Cette dernière étape donne lieu à la production de textes, qu’ils nomment « ressentis », et dont la compilation devrait donner lieu à publication. Dès lors que cette
réorganisation du rôle du spectateur fait éclater les frontières entre production et réception, elle remet en question sa place dans l’espace de la
Pour le Groupe Miroir, l’expérience théâtrale se conçoit comme éminemment interactive. En revendiquant un discours, tant oral qu’écrit, ces spectateurs expriment qu’ils souhaitent ne pas rester cantonnés au sens de la vue, auquel les réduit de manière métonymique l’étymologie du terme de « spectateur », ou de l’ouïe, mais se faire entendre, par-delà le contrat de silence qui caractérise la représentation. Ils interrogent la limite entre la scène et la salle, au-delà de toute forme particulière de spectacle interactif. Car il ne s’agit pas là d’une interactivité spontanée et ponctuelle, mais réfléchie et qui s’inscrit dans la durée. Il ne s’agit pas davantage d’une interactivité décidée et cadrée par les concepteurs d’un spectacle donné, mais décidée par les spectateurs eux-mêmes et dont le cadre se définit en collaboration avec les institutions partenaires que sont le Festival et l’Université. Le Groupe Miroir propose ainsi une nouvelle forme d’interactivité englobant le système même du Festival qui doit non seulement compter sur eux mais avec eux. Il pose les fondements d’une nouvelle économie de la réception, dans laquelle le spectateur ne constitue plus exclusivement une cible à atteindre, ne se situe plus en bout de chaîne dans le processus de création artistique, mais se veut dorénavant omniprésent dans ses différentes étapes. Il revendique sa place jusque dans la librairie du Festival, où devrait figurer l’ouvrage collectif, mise en mots et mise en page des « ressentis », témoignages et réflexions inspirés par les représentations de l’été dernier – place symbolique et paradoxale du spectateur aux côtés des auteurs, artistes, scientifiques et critiques. En créant son propre mode d’expression, il s’efforce de se constituer en sujet agissant, comme pour intervenir directement sur le processus de création qu’il autorise à sa façon.
Ce spectateur en action fait voler en éclats le cadre conventionnel de la représentation puisque l’action, sens étymologique du mot « drame », se situe en principe du côté de la scène. Le télescopage des rôles codifiés de la salle et de la scène, condensé avec éloquence dans le concept de « spectacteur » utilisé par Dumouchel qui s’appuie sur les travaux de Metz et Morin dans le domaine du cinéma, signale sinon une crise de la représentation, du moins une crise du spectateur à la recherche de son identité.
Miroir, ce groupe de spectateurs avignonnais l’est à plus d’un titre : miroir dans lequel se regarde le Festival, où se reflètent et se prolongent les œuvres dont il est la mémoire vivante, et surtout, miroir de lui-même, du statut du spectateur en devenir. Narcissiques, les membres du Groupe Miroir se regardent être spectateurs, guettent leurs propres réactions, traquent leurs émotions, couchent par écrit leurs « ressentis ». Conscients de leur fonction, ils donnent le spectacle du spectateur en train de se construire en marge de la représentation, de se reconstruire a posteriori dans cette dialectique du narcissisme et de l’histrionisme, dans ce parcours du spéculaire au spectaculaire.
Le rôle structurant du spectateur, sans lequel la représentation ne pourrait avoir lieu, est une évidence. Construire une réponse structurée s’avère en revanche plus problématique pour ce partenaire pluriel. Le Groupe Miroir s’attache à produire un discours à la fois collectif et individualisé dans le respect mutuel et le plaisir du théâtre partagé. Les réunions de cette petite communauté de spectateurs font ressortir ce qu’ils ont en commun, tout autant que leurs différences. Le miroir comporte autant de facettes que de membres et de modes d’expression : certains privilégient la parole, ou l’écrit, d’autres les arts plastiques, d’autres encore s’expriment par le silence.
Tenter de structurer le phénomène de la réception, à l’image du Groupe Miroir, c’est tâcher de rendre concrète l’expérience esthétique du spectateur, de mettre en forme, d’officialiser le contrat habituellement tacite entre public et artistes, de s’engager au-delà de la relation de séduction qui les lie implicitement. C’est aussi traduire l’angoisse existentielle liée au caractère éphémère et confiné de l’expérience spectatorielle. Le Groupe Miroir en repousse systématiquement les limites spatio-temporelles, s’attachant à démontrer que le spectateur existe en-dehors du spectacle. Il propose ainsi des avenants au contrat de spectacle, auquel il donne de l’envergure, au pacte de silence, qui ne constitue plus une fin en soi. Cette tentative d’appropriation de l’événement culturel, qui s’exprime également à travers les efforts de certains membres du groupe pour modéliser le Festival, rend compte du dynamisme de ces spectateurs qui souhaitent faire évoluer un statut qu’ils ne considèrent pas figé. Elle est aussi, dans une certaine mesure, le symptôme du mal-être d’une catégorie de spectateurs contemporains qui éprouvent trop souvent l’impression de subir, impuissants, la représentation.
Véritable laboratoire des pratiques spectatorielles, le Groupe Miroir témoigne certes d’une évolution socio-culturelle de certains publics, de leurs attentes et de leurs aspirations. Il témoigne par-dessus tout que le théâtre est un art bien vivant.
Le Groupe Miroir est né durant la période de préparation à l’édition 2007 du Festival d’Avignon, à l’issue d’une rencontre publique avec l’artiste associé, Frédéric Fisbach. Un spectateur dans la salle proposa spontanément de constituer un collectif, un micro-public assidu et passionné, pour lui renvoyer ainsi qu’aux directeurs du Festival, l’écho que trouvait auprès d’eux sa démarche artistique en amont des représentations programmées. Depuis, l’entreprise s’est étendue à tous les spectacles du In. La question du Off reste à l’étude et fait débat.
L’entreprise du Groupe Miroir, qui compte une vingtaine de membres actifs à ce jour, procède d’une volonté de structurer le phénomène de la réception, de le repenser pour le redéfinir. Elle s’inscrit dans le droit fil de celle de la direction du Festival qui cherche, en partenariat avec l’Université d’Avignon, à faire du plus grand événement culturel européen un espace-temps de parole et de construction d’un discours sur la culture.
Il s’agit d’abord, pour ces spectateurs un peu particuliers, d’élargir le cadre spatio-temporel de la réception. Ils se réunissent ainsi régulièrement toute l’année pour échanger leurs points de vue sur la programmation et les rencontres avec les artistes, en amont du Festival, et sur les représentations auxquelles ils ont assisté, en aval. Cette dernière étape donne lieu à la production de textes, qu’ils nomment « ressentis », et dont la compilation devrait donner lieu à publication. Dès lors que cette
réorganisation du rôle du spectateur fait éclater les frontières entre production et réception, elle remet en question sa place dans l’espace de la
création.
Pour le Groupe Miroir, l’expérience théâtrale se conçoit comme éminemment interactive. En revendiquant un discours, tant oral qu’écrit, ces spectateurs expriment qu’ils souhaitent ne pas rester cantonnés au sens de la vue, auquel les réduit de manière métonymique l’étymologie du terme de « spectateur », ou de l’ouïe, mais se faire entendre, par-delà le contrat de silence qui caractérise la représentation. Ils interrogent la limite entre la scène et la salle, au-delà de toute forme particulière de spectacle interactif. Car il ne s’agit pas là d’une interactivité spontanée et ponctuelle, mais réfléchie et qui s’inscrit dans la durée. Il ne s’agit pas davantage d’une interactivité décidée et cadrée par les concepteurs d’un spectacle donné, mais décidée par les spectateurs eux-mêmes et dont le cadre se définit en collaboration avec les institutions partenaires que sont le Festival et l’Université. Le Groupe Miroir propose ainsi une nouvelle forme d’interactivité englobant le système même du Festival qui doit non seulement compter sur eux mais avec eux. Il pose les fondements d’une nouvelle économie de la réception, dans laquelle le spectateur ne constitue plus exclusivement une cible à atteindre, ne se situe plus en bout de chaîne dans le processus de création artistique, mais se veut dorénavant omniprésent dans ses différentes étapes. Il revendique sa place jusque dans la librairie du Festival, où devrait figurer l’ouvrage collectif, mise en mots et mise en page des « ressentis », témoignages et réflexions inspirés par les représentations de l’été dernier – place symbolique et paradoxale du spectateur aux côtés des auteurs, artistes, scientifiques et critiques. En créant son propre mode d’expression, il s’efforce de se constituer en sujet agissant, comme pour intervenir directement sur le processus de création qu’il autorise à sa façon.
Ce spectateur en action fait voler en éclats le cadre conventionnel de la représentation puisque l’action, sens étymologique du mot « drame », se situe en principe du côté de la scène. Le télescopage des rôles codifiés de la salle et de la scène, condensé avec éloquence dans le concept de « spectacteur » utilisé par Dumouchel qui s’appuie sur les travaux de Metz et Morin dans le domaine du cinéma, signale sinon une crise de la représentation, du moins une crise du spectateur à la recherche de son identité.
Miroir, ce groupe de spectateurs avignonnais l’est à plus d’un titre : miroir dans lequel se regarde le Festival, où se reflètent et se prolongent les œuvres dont il est la mémoire vivante, et surtout, miroir de lui-même, du statut du spectateur en devenir. Narcissiques, les membres du Groupe Miroir se regardent être spectateurs, guettent leurs propres réactions, traquent leurs émotions, couchent par écrit leurs « ressentis ». Conscients de leur fonction, ils donnent le spectacle du spectateur en train de se construire en marge de la représentation, de se reconstruire a posteriori dans cette dialectique du narcissisme et de l’histrionisme, dans ce parcours du spéculaire au spectaculaire.
Le rôle structurant du spectateur, sans lequel la représentation ne pourrait avoir lieu, est une évidence. Construire une réponse structurée s’avère en revanche plus problématique pour ce partenaire pluriel. Le Groupe Miroir s’attache à produire un discours à la fois collectif et individualisé dans le respect mutuel et le plaisir du théâtre partagé. Les réunions de cette petite communauté de spectateurs font ressortir ce qu’ils ont en commun, tout autant que leurs différences. Le miroir comporte autant de facettes que de membres et de modes d’expression : certains privilégient la parole, ou l’écrit, d’autres les arts plastiques, d’autres encore s’expriment par le silence.
Tenter de structurer le phénomène de la réception, à l’image du Groupe Miroir, c’est tâcher de rendre concrète l’expérience esthétique du spectateur, de mettre en forme, d’officialiser le contrat habituellement tacite entre public et artistes, de s’engager au-delà de la relation de séduction qui les lie implicitement. C’est aussi traduire l’angoisse existentielle liée au caractère éphémère et confiné de l’expérience spectatorielle. Le Groupe Miroir en repousse systématiquement les limites spatio-temporelles, s’attachant à démontrer que le spectateur existe en-dehors du spectacle. Il propose ainsi des avenants au contrat de spectacle, auquel il donne de l’envergure, au pacte de silence, qui ne constitue plus une fin en soi. Cette tentative d’appropriation de l’événement culturel, qui s’exprime également à travers les efforts de certains membres du groupe pour modéliser le Festival, rend compte du dynamisme de ces spectateurs qui souhaitent faire évoluer un statut qu’ils ne considèrent pas figé. Elle est aussi, dans une certaine mesure, le symptôme du mal-être d’une catégorie de spectateurs contemporains qui éprouvent trop souvent l’impression de subir, impuissants, la représentation.
Véritable laboratoire des pratiques spectatorielles, le Groupe Miroir témoigne certes d’une évolution socio-culturelle de certains publics, de leurs attentes et de leurs aspirations. Il témoigne par-dessus tout que le théâtre est un art bien vivant.