samedi 1 décembre 2007


Naître spectateur ?

À Christian Rollin


Festival d’Avignon 2006. Naître d’Edward Bond, mis en scène par Alain Françon dans la Cour du lycée Saint Joseph.


La question conventionnelle qui consiste à demander aux uns et aux autres à la sortie si la pièce leur a plu n’a pas vraiment de sens dans ce cas précis. Ce n’est pas exactement la question qu’il convient de poser au spectateur déphasé, en décalage complet avec la quotidienneté à laquelle il est brutalement retourné. Pas seulement parce que le spectacle proposé est censé le projeter dans un futur fantasmé tout en lui rappelant un passé toujours aussi douloureusement proche. Le spectateur se trouve décalé par rapport à sa fonction de spectateur, précisément, dont il ne sait plus tout à coup en quoi elle consiste véritablement.
Il ne s’agit pas tant ici de discuter les choix dramaturgiques, au sens brechtien du terme, de Françon et de sa compagnie – les critiques et surtout Bond lui-même s’en sont chargés en leur temps... et ont été entendus comme en a témoigné la reprise au Théâtre National de la Colline quelques mois plus tard – que de s’intéresser à l’effet produit sur le public et à la façon dont le contrat de spectacle est mis à mal.

Naître met donc le spectateur à l’épreuve en testant de manière impitoyable et systématique ses limites. La mise en scène, qui tente de relever le défi de dire l’indicible et de représenter l’irreprésentable, fait de lui un voyeur. Et un exhibitionniste : on a l'impression d'être mis à nu alors même qu'on est au beau milieu de la foule...

A priori beaucoup de gens sont venus sans vraiment savoir à quoi s'attendre, à commencer par les spectateurs qui, devant, derrière et à côté de moi, lisent le texte du programme ébahis, interloqués, avec parfois un petit rire un peu gêné... Ainsi la représentation de la violence ne se cantonne pas à la scène, elle infiltre insidieusement la salle au fur et à mesure de l’arrivée des spectateurs armés de leur programme, porte d’entrée vers un spectacle qui affiche ouvertement sa volonté de les malmener. Au seuil de la représentation, il s’agit déjà de provoquer le public, de le narguer, de le prendre à partie : « Pour vous est-ce que c’était bon ? ». Et la question de hanter la page, lancinante, harcelante. Montré du doigt, le spectateur éprouve la désagréable impression que les rôles sont inversés, que c’est lui que l’on va en fin de compte évaluer, le spectacle dessinant l’espace de sa réponse.
Scène, salle, et coulisses. La représentation de la violence contamine également les intermèdes sonores pendant les changements de décor, qui se succèdent dans un crescendo de stridence et d'agressivité. On a envie de se boucher les oreilles, de hurler qu’il faut que cela s’arrête.
À la fin du troisième tableau, paroxysme de l’insupportable, un bon quart des spectateurs décident de mettre fin à cette expérience traumatisante. Le quatrième tableau, déroutant mélange d'onirisme et de morbidité qui se passe (presque) de mots, donne lieu à une nouvelle émigration, une déportation massive vers la sortie. Le spectacle achevé, les acteurs récoltent quelques pauvres applaudissements donnés sans conviction... Traumatisante, l'expérience l’est pour eux aussi, à n’en pas douter...

Dans ce genre de théâtre à la limite, l'attitude du spectateur – son acceptation ou au contraire son refus de se constituer spectateur – tient sans doute à peu de chose... à son vécu, à la journée qu'il a passée, à sa sensibilité à l'instant t de la représentation. Un rien peut le faire basculer, lui faire rompre le contrat de silence, de spectacle. Naître ne laisse pas indifférent. Naître ne peut pas laisser indifférent. Parce que la pièce interroge le statut même du spectateur : qu'est-ce qu'être spectateur ? À quoi doit-on être prêt pour devenir spectateur ? Jusqu'où accepter d'être malmené ?

Parmi les gens qui ont quitté la cour du lycée, nombre d'entre eux ont vu des films sur l'Holocauste, qu'ils ont sans aucun doute jugés odieux, mais qu'ils ont également probablement visionnés jusqu'au bout. Ont-ils trouvé que Naître était plus insupportable encore, précisément parce que c'était du spectacle vivant ? À moins que ce ne soit l’inverse. Paradoxalement, plus le troisième tableau devient insupportable, plus l'humanité des personnages, dût-elle confiner à la folie, dût-elle révéler avec impudeur tout ce que l’homme recèle de noirceur, semble palpable. Et cela tient justement au caractère vivant, à la dimension physique du théâtre. Quoi que l’on puisse en dire par ailleurs, au-delà de toute polémique, l'intérêt et la force de cette mise en scène consistent justement à cultiver la contradiction jusqu'à la saturation.

Il manque, à la fin de ce type de spectacle, un défouloir, un gueuloir à la mode de Flaubert, un lieu (pourquoi pas la scène?) où les spectateurs puissent à leur tour extérioriser tout ce qu'ils ont subi de violence, d'agressivité, de contrainte et de frustration, au lieu de se retrouver brutalement à la rue avec un long processus de digestion (de rumination ?) à enclencher. Mais c'est peut-être cela, tout compte fait, qui est formateur... Naître, après tout, c'est peut-être naître spectateur... Naître spectateur de ce spectacle aussi violent qu'un accouchement. Ou N'être (jamais) spectateur, puisque, à chaque spectacle, tout est encore et toujours à recommencer...

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