lundi 29 octobre 2007


L’ombre du comédien

...ou la parole confisquée


"Life’s but a walking shadow, a poor player"

William Shakespeare,
Macbeth, 1606 (5.5.24)


"A mute is a dumb speaker in the play.
[...] A mute is one that acteth speakingly,
And yet says nothing."

Richard Brome,
The Antipodes, 1636 (5.1.114/118-19)


Avignon, le Théâtre du Chêne Noir un soir d’avril 2007. Philippe Caubère brûle les planches dans Claudine, ou l’éducation. Le rire, dont on pourrait dire qu’ici il confine à l’hystérie, fait plus que tisser des liens entre les spectateurs, il les soude dans une complicité inébranlable. Facteur de cohésion sociale par excellence. La preuve... Entracte. Hilare, mon voisin de droite se penche vers moi pour commenter, avant d’ajouter d'un air sibyllin : « C’est que, vous comprenez, je suis un peu ‘du milieu’ ». Un peu ? Mais encore ? Monsieur est figurant. Une passion autant qu’une nécessité. Une façon de prolonger l’aventure théâtrale initiée dans les cours du soir de ce même Théâtre du Chêne Noir, à laquelle il a dû renoncer pour des raisons financières. Jean-Philippe est demandeur d’emploi. La figuration lui permet d’arrondir les fins de mois difficiles.

Il a ainsi participé au tournage de La Prophétie d’Avignon et évoque avec un brin de gourmandise les buffets pantagruéliques, le café à volonté dans la salle de repos, la rémunération généreuse. Jean-Philippe y tient le rôle muet d’un garde du Palais des Papes. Il aurait volontiers accompagné l’équipe au-delà de la symbolique Cour d’Honneur et l’a fait savoir. En guise de réponse, il a reçu son solde pour tout compte. Un rôle muet... Le figurant est privé de parole, une caractéristique de son statut. S’il fait usage de sa voix, ce qu’il dit doit rester inaudible, de l’ordre de l’inarticulé, de l’incompréhensible. Un à-côté du langage. Le figurant bavard est par définition un oxymore. La parole est réservée à l’acteur. La parole fait l’acteur. Le figurant lui, est une virgule, une respiration du texte à peine perceptible.

Il est l’ombre de l’acteur, lui-même une ombre à en croire la métaphore shakespearienne. L’ombre d’une ombre, donc. L’obscurité mise en abyme. À moins qu’il ne s’agisse d’un hyper-spectateur, qui se serait frayé un chemin jusque sur le plateau pour voir de plus près, jusqu’à toucher les comédiens et les objets. La coïncidence du visuel et du tactile. Un spectateur privilégié qui aurait également accès aux coulisses, à l’envers du décor, témoin du processus de création, du spectacle en train de se faire. Plus qu’un spectateur : un voyeur.

Plus qu’un spectateur, mais pas autant qu’un acteur. Le figurant occupe cette position inconfortable de l’entre-deux. Il côtoie ainsi « le milieu » sans jamais y avoir vraiment accès. Il le frôle, il l’effleure, tout en restant cantonné au seuil – une position certes inconfortable, mais néanmoins privilégiée selon Jean-Philippe qui croise et recroise Louise Monot, collectionnant au fil des tournages les souvenirs, les détails inédits avec lesquels il crée son propre film, un méta-film mémoriel pour son cinéma intérieur.

Ce privilège du figurant compense certains mauvais traitements. Jean-Philippe évoque cette fois la mise en scène de Fidelio à l’Opéra d’Avignon. Une foule de candidats a répondu à la petite annonce laconique demandant des figurants. Après des heures d’attente, les postulantes féminines sont priées de se retirer : la petite annonce a omis de préciser qu’on a seulement besoin de figurants masculins. Les candidats restants sont priés de se mettre en ligne sur le plateau. Parmi eux, ceux qui ont effectué leur service militaire doivent avancer d’un pas. On demande aux autres de vider les lieux sans autre formule de politesse. La petite annonce a également omis de préciser : « objecteurs de conscience et réformés s’abstenir ». Il leur faut des hommes, seulement des hommes, mais des hommes qui ne font pas semblant, des hommes qui portent leur virilité en bandoulière. Jean-Philippe repart, écœuré : pour certains, les figurants, ça n’est que du bétail...

Le Théâtre du Chêne Noir quelques semaines plus tard : Jean-Philippe est là, fidèle au poste, pour le dernier épisode de L’Homme qui danse, en véritable spectateur cette fois...

1 commentaire:

cleopop a dit…

Très intéressant! Je me demande juste si être figurant est une fin en soi ou si la figuration est une étape de la métamorphose du spectateur en acteur.
Par ailleurs, je me demande aussi dans quelle mesure le spectateur ne peut pas devenir un figurant dans des spectacles où le processus de création se fait en live (improvisation par exemple) et où celui-ci peut être influencé par la réaction des spectateurs... ;-)