jeudi 13 décembre 2007



Et vous, « ça va ? »

À Ludovic Lagarde
À tous les spectateurs de la
Cour d'Honneur ce 23 juillet 2007

Il faut être motivé ce lundi 23 juillet 2007 pour assister à la repré- sentation nocturne du Roi Lear mis en scène par Jean- François Sivadier dans une traduction nouvelle de Pascal Collin. Au programme dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes ce soir-là : mistral, pluie, froid. 21h30 : l’équipe technique s’active pour protéger la scène. Stoïque, le public espère la fin de l’averse en improvisant des parapluies de fortune. Cessera ? Cessera pas ? On y croit tous... Et on a raison d’y croire, car à 22h30, une fois l’eau évacuée du plateau, la représentation peut enfin commencer devant un public transi et trempé... mais qui a la foi. Caprices de l’été provençal, aléas de la condition de spectateur. L’engagement physique, ici, n’est pas seulement le fait du comédien. Ce soir, il faut souffrir pour être spectateur. L’expérience culturelle, à moins qu’il ne faille parler d’épreuve culturelle, le marque jusque dans sa chair. Il faut payer de sa personne. C’est sur la base de ce contrat exigeant imposé par la Cour d’Honneur, qui ne laisse pas de rappeler opportunément les conditions de représentation dans les théâtres publics élisabéthains, que l’actrice Norah Krief va formaliser la solidarité entre scène et salle, regardés et regardants. Un trait de génie.

Le mistral malmène dangereusement la toile rouge plastifiée, tendue entre deux piquets de part et d’autre du plateau. Malgré les nombreuses fentes pratiquées pour qu’elle offre aussi peu de prise que possible au vent, la toile se gonfle et claque violemment. Les spectateurs murmurent devant le spectacle inédit qui concurrence clandestinement la mise en scène officielle de Sivadier : tiendra ? tiendra pas ? Une rafale plus cinglante que les autres s’engouffre et la rompt. Stupeur. Deux lambeaux de plastique rouge flottent au bout de leur hampe, parodies de drapeaux balayant la scène de manière anarchique. C’est alors que le fou du roi, alias Norah Krief, qui depuis un moment arpente le plateau en bougonnant mécaniquement « Oh ! Ça va, ça va », se tourne spontanément vers les spectateurs, ouvre grand les bras comme pour tous les étreindre d’un même geste rassurant et leur demande « Ça va ? ».

Krief sort du cadre de la représentation, s’émancipe brièvement des contraintes textuelles pour s’adresser directement au public – écart légitimé à double titre, par les circonstances et par son rôle de bouffon fondé sur l’irrévérence. À moins que ce ne soit au contraire le public qui, en devenant brusquement l’interlocuteur légitime de Krief-Le Fou, fasse intrusion dans le cadre de la représentation. Rupture éphémère de l’illusion dramatique ? Ou fictionnalisation fugace du monde réel ? Par son improvisation, en parfait accord avec une mise en scène qui défend la tradition du spectacle de tréteaux, Krief récupère l’imprévu qui devient partie intégrante de la représentation. La comédienne joue là du paradoxe qui caractérise le personnage du fou du roi et auquel elle reste somme toute fidèle : l’insolence cadrée, l’écart toujours contrôlé. Force est de constater que Krief n’est pas sortie de son rôle. D’ailleurs, qui, de Krief ou du fou, s’est adressé au public ? La question reste entière. Il n’en demeure pas moins que la confusion entre personne et persona, le brouillage momentané des frontières entre scène et salle, le télescopage des deux niveaux de communication, entre les personnages d'une part et entre le public et les acteurs d'autre part, ont modifié la nature du contrat de spectacle.

La transformation du leitmotiv « ça va » en question pleine de sollicitude cristallise, plus encore qu’il ne résume, la relation particulière qui s’instaure entre regardants et regardés. Une relation de solidarité. La coopération, qui procède du contrat jusque-là tacite, devient solidarité explicite. Le « ça va, ça va » mécanique fait place à un « ça va ? » véritablement humain. Cette question, en effet, est loin d’être rhétorique. Elle appelle une réponse, instaure un échange. Le rire réflexe jusque-là causé par l’effet de répétition le cède à un autre type de rire, certes spontané parce que provoqué par la surprise, mais qui va au-delà. Il s’agit d’un rire actif, constructif, d’un rire cathartique, libérateur. Le spectateur se prend à rire de sa condition de spectateur et des contraintes qu’il subit. Il les met à distance. Et il est accompagné dans ce processus par Krief-Le Fou qui, d’une certaine façon, l’encourage à rester spectateur. Par sa question, vecteur de solidarité, la jeune femme embarque le public dans la galère des comédiens. Une façon de dire aux spectateurs que les artistes ont, plus que jamais, besoin d’eux. Face à l’imprévu, l’adaptation doit être à double-sens, la plasticité caractériser la salle autant que la scène.

« Ca va ? » : en investissant à sa manière le texte de Shakespeare adapté par Collin, l’actrice resémantise une question de savoir-vivre qui, devenue par trop conventionnelle, s’est progressivement vidée de son sens jusqu’à perdre sa fonction interrogative. Les conditions de spectacle lui donnent ce soir-là une toute autre dimension. En se saisissant de cette banale convention sociale pour la mettre en scène, en la fictionnalisant, Krief lui rend paradoxalement toute sa signification dans la réalité quotidienne. Pour les spectateurs qui ont assisté au Roi Lear dans la Cour d'Honneur ce lundi 23 juillet, la question « ça va ? » n’aura plus jamais le même sens.

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