lundi 20 septembre 2010

Extrait 1 de "Ludovic Lagarde. Un théâtre pour quoi faire"

Retour définitif et durable de l'être aimé, 2002, texte d'Olivier Cadiot, mise en scène de Ludovic Lagarde (copyright Marthe Lemelle)
Extrait de l'Introduction, p. 5-7

Cet ouvrage explore le travail du metteur en scène contemporain Ludovic Lagarde en s'efforçant d’articuler discours artistique et discours scientifique, qui interrogent tous deux leurs objets différemment. Si l’artiste prend un parti esthétique, l’universitaire quant à lui tente de comprendre comment fonctionne telle ou telle esthétique et pourquoi elle est produite dans un contexte donné. Pour cela, il neutralise son sujet, le transformant en objet d’analyse. Ce processus d’objectivation impose une mise à distance. Dans le cas présent, il m’a fallu m’extraire de la position de spectatrice fascinée par ce qu’elle voyait pour pouvoir adopter la posture un peu schizophrène d’observatrice extérieure et objective d’un parcours de théâtre dont je voulais mettre au jour les traits, récurrents ou isolés, et les enjeux. Comme le souligne l’universitaire Jean-Paul Gabilliet, dépassionner son objet d’analyse reste la plus grande conquête que le chercheur doit faire sur lui-même.[1]


Une autre difficulté a consisté à rendre compte d’un discours en perpétuelle évolution, d’une pensée constamment en mouvement, sans les figer sur la page. Gabilliet précise très justement que le regard esthétique, pris dans la diachronie, l’écoulement du temps, change en permanence. L’on est donc contraint de toujours se renouveler en matière d’art.[2] Le phénomène s’avère plus exacerbé encore dans le domaine du spectacle vivant où l’œuvre n’est jamais totalement achevée, et doit parfois prouver sa capacité à intégrer l’imprévu, l’accident :[3] chaque représentation théâtrale est unique, et le spectacle continue de mûrir et d’évoluer d’une représentation à l’autre, et de création en reprise. L’un des défis de ce travail écrit visait donc à rendre le frottement des discours artistique et universitaire qui se rencontrent sans se confondre, à laisser un peu de jeu dans leur articulation, à préserver l’espace de ce que Claude Lévi-Strauss nomme le « signifiant flottant »[4] et qui empêche le sens de se fixer. Se glissant dans l’interstice entre le signifié et le signifiant qui composent un signe sans jamais être en totale adéquation, le signifiant flottant est le garant d’un discours vivant, dont le sens, sujet à des glissements infinis, est constamment différé au sens derridien du terme.[5]



[1] « La notion de ‘culture populaire en débat’ », Entretien avec Jean-Paul Gabilliet, Professeur en Etudes Anglophones à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, RRCA – Revue de Recherches en Civilisation Américaine, n°1, 2009, <http://rrca.revues.org/index173.html>.
[2] Ibid.
[3] Voir à ce sujet le dossier spécial de la revue électronique des arts de la scène Agôn, « L’accident », n°2, décembre 2009, <http://agon.ens-lsh.fr/index.php?id=771> consulté le 16 décembre 2009.
[4] Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, (1950) 1980, p. xlix.
[5] Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.

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