jeudi 21 août 2008


Placement libre


Histoire d’un théâtre sans frontières


À Franck Bauchard… évidemment !
À tous les courageux qui ont bien voulu me suivre pour six heures de spectacle…


Ce pourrait être un hall d’attente dans un aéroport ou un grand hôtel, un plateau de télévision, un palais des congrès. C’est le décor multiforme et polyvalent conçu par Ivo van Hove pour camper les tragédies romaines au gymnase Gérard Philippe les 12, 13 et 14 juillet 2008 dans le cadre du Festival In d’Avignon. Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre par le Toneelgroep d’Amsterdam : six heures d’un spectacle qui défie toutes les conventions de la représentation théâtrale. Adaptogéniques par excellence, les pièces de Shakespeare constituent le matériau rêvé pour ce type d’aventure esthétique.

Les repères dans l’espace sont bousculés, les oppositions traditionnelles plateau / coulisses, scène / salle, espace théâtral / espace non théâtral, remises en question. Il n’y a pas de coulisses, les acteurs restant sur le plateau même lorsqu’ils ne jouent pas. Côté jardin, un salon de coiffure et de maquillage les accueille ponctuellement pour des retouches qui se font à vue. Ainsi, même l’espace privé des loges est dans une certaine mesure rendu public. Les techniciens sortent de l’ombre, la camerawoman arpente l’aire de jeu à la recherche du meilleur cadrage.

Si la dichotomie scène / salle se vérifie en début et en fin de spectacle, c’est pour mieux être abolie dans un partage des espaces dont la valeur transgressive elle-même est annulée par la voix off qui autorise, encourage régulièrement les spectateurs à sortir de l’immobilité, à changer de siège, à prendre place sur les sofas qui délimitent une multitude de petits salons sur le plateau, à rejoindre les stands de restauration légère, le poste d’accès à internet d’où ils peuvent surfer sur la toile et consulter leur messagerie électronique, l’espace presse, qui bordent l’aire de jeu sur trois côtés. Jamais la mention « placement libre » sur le billet ne s’était avérée à ce point auparavant. De leur côté, les comédiens font intrusion dans les gradins. Ainsi les tribuns apostrophent Coriolan depuis la salle, identifiant du même coup le public à la plèbe et le faisant destinataire oblique de la colère du guerrier tout au long de la pièce, comme le texte shakespearien y invite par d’autres biais. Brutus, puis Antoine, filent le procédé dans Jules César lorsqu’ils haranguent tour à tour la foule des spectateurs : « Romains, écoutez-moi et faites silence ».

La dernière tragédie enfin, interroge la notion d’espace théâtral lorsque Enobarbus quitte le gymnase pour se donner en spectacle dans la rue, sur le trottoir, suivi par la camerawoman qui filme les images retransmises en direct sur grand écran dans la salle. Cette représentation sans frontières, qui franchit les murs du bâtiment où l’on avait la prétention de la contenir, donne tout son sens à la devise inscrite par le barde au fronton du Globe : « totus mundus agit histrionem ». Ici, pas d’endroit ni d’envers du décor, pas de dedans ni de dehors, le théâtre est partout, envahit tout.

Au cœur du dispositif, le spectateur se trouve physiquement intégré à l’espace de l’objet représenté, au point de faire lui-même l’objet d’une représentation écranique. Une actrice offre un tic-tac à l’une de mes étudiantes assise à côté d’elle sur un sofa et cet échange, capté dans l’angle du viseur de la caméra, est projeté sur le grand écran. Le procédé ne participe donc pas d’une volonté illusionniste de gommer le mode, les techniques, l’acte même de la représentation. Le spectateur a au contraire accès, depuis l’intérieur, à tous les mécanismes de représentation à l’œuvre. C’est précisément cette proximité qui empêche l’identification à l’objet représenté et induit paradoxalement la distance nécessaire à la construction d’une pensée critique. Le théâtre a beau être partout, la mise en scène rompt perpétuellement toute continuité entre le réel et le représenté, privilégiant les stratégies d’indirection, d’éclatement et de dissémination.

Ouverte, accueillante, la mise en scène d’Ivo van Hove l’est aussi vis-à-vis d’autres modes de représentation, de media plus anciens telles la télévision et la vidéo et de nouvelles technologies comme internet. Chaque petit salon est organisé autour d’un écran de télévision sur lequel acteurs et spectateurs suivent en direct l’action théâtrale, également retransmise sur grand écran pour les spectateurs assis dans les gradins. D’autres postes de télévision diffusent silencieusement actualités ou moments historiques qui résonnent étrangement avec l’intrigue en train de se jouer. Divers panneaux lumineux informent le public de l’actualité politique nationale et internationale au fur et à mesure que les dépêches AFP tombent : « le gouvernement envisage l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs », « Sarkozy réaffirme son soutien à l’armée », « la Pologne ne fera pas obstacle à la ratification du traité de Lisbonne », de l’actualité dramatique systématiquement convertie en temps réel : « Il reste x minutes avant la mort de Coriolan, x minutes avant la mort de Cassius, x minutes avant la mort de César », du temps qu’il reste à courir avant le prochain changement de décor, ou encore des messages postés sur internet par les spectateurs durant le spectacle : « Quel est le lieu de théâtre de la démocratie, Avignon ? ». À cela, il faut bien entendu ajouter le surtitrage en Français. Il en résulte une surmédiatisation du plateau, une juxtaposition d’affichages en tous genres, une démultiplication du verbe et de l’image.

L’abolition des frontières en faveur d’un seul espace-temps de représentation, continu et sans limites, se double donc d’un processus inverse de fragmentation de l’aire de jeu en de multiples microcosmes, à la façon du décor médiéval à mansions, et d’éclatement temporel, puisque temps dramatique et temps réel se superposent et se télescopent constamment. L’objet représenté sur scène se trouve lui-même démultiplié sur les écrans, entraînant une dissémination des regards et une déconstruction de l’entité du public au profit d’un parcours spectatoriel individuel, qu’il appartient à chacun de construire au fil de la représentation.

Ivo van Hove raconte plusieurs choses en même temps et chaque chose de plusieurs manières simultanément. Le spectacle tresse ainsi une multiplicité de fils narratifs qui appellent un regard et une écoute pluriels, invitent à croiser les approches dans une mise en perspective critique. Depuis les gradins, le regard jouit d’une très grande liberté, balayant l’espace qui se construit comme un vaste plan séquence. Depuis les sofas du plateau, le spectateur enchaîne les plans rapprochés qui guident son œil de façon plus ou moins tyrannique. Mais il ne s’agit pas tant de choisir entre ces deux modes de perception que de les conjuguer, à l’instar de la mise en scène : les images scéniques intègrent les images filmiques qui prennent elles-mêmes pour objet les images scéniques ou tout au moins leur font écho. Les plans séquences incluent les plans rapprochés dans une superposition de perspectives interactive, comme si le spectateur cliquait sur un détail de l’image pour le grossir sans que l’image de fond disparaisse. Cette mise en scène sur le mode interactif ne laisse pas d’évoquer la configuration type d’une page web : les panneaux d’information encadrant le plateau sont autant d’onglets dans la barre de menu, les écrans et les multiples aires de jeu autant de fenêtres qui s’ouvrent dans le champ de vision du spectateur-surfer. Sur le plateau d’Ivo van Hove, la théâtralité des tragédies romaines s’exprime par une approche intermédiale, par une écriture scénique poreuse aux pratiques culturelles contemporaines du public, qui s’élabore dans la friction de différents modes de représentation.

Le théâtre permet de revisiter les media, anciens et nouveaux, qu’il met en scène, les sortant de la vie quotidienne du spectateur dont ils font désormais partie intégrante pour lui faire reprendre conscience de leur présence – et c’est bien là le véritable sens de la re(-)présentation. Mis en scène en effet, l’écran de télévision perd sa transparence pour retrouver son statut d’objet. L’attention se porte sur le medium autant que sur l’image à laquelle il donne accès. Lorsque Brutus et Antoine se succèdent à la tribune, transformant la représentation théâtrale en meeting politique, leur morceau de bravoure est cadré en direct sur grand écran, tandis qu’un petit écran diffuse en fond de scène le discours télévisé d’un homme politique bien connu. Mises en perspectives, convergences et différences de cadrage incitent le public à réévaluer de manière critique le fonctionnement des media (re)présentés, à démonter les codes qui leur sont propres, alors même que leur combinaison et leur complémentarité sur le plateau fait la force et la richesse de cette mise en scène.

Inversement, le frottement, la porosité mutuelle de ces différents modes de représentation invitent à repenser le phénomène théâtral dans sa globalité. Pour nombre de spectateurs, la première tragédie, Coriolan, se solde par un éparpillement du regard, un émiettement de l’attention, un véritable zapping théâtral. Ce temps d’adaptation peut surprendre : le spectateur semble se livrer à une expérience théâtrale inédite alors même que la représentation prend forme et sens dans un environnement qui se veut au plus près de son expérience quotidienne, sans verser pour autant dans ce qui pourrait être une nouvelle esthétique réaliste. Familier d’une réalité surmédiatisée qui le sollicite en permanence dans toutes les directions, il a l’habitude de capter simultanément une masse d’informations à traiter. Question de génération ? Force est de constater, en effet, que mes étudiants naviguent très vite au cœur du dispositif avec beaucoup d’aisance. Mais la déroute initiale d’une partie du public prête plutôt à penser que l’écart entre le spectacle et ses horizons d’attente est immense, au point d’en être inconfortable, déstabilisant. Alors, la mise en scène d’Ivo van Hove pointe-t-elle une faille ? un fossé entre la réalité quotidienne du spectateur et la réalité de la scène actuelle ? Si fossé il y a, ce spectacle vient le combler de manière efficace et convaincante.

Tout l’art du Toneelgroep consiste à rediriger habilement les attentes du public en lui proposant un contrat de spectacle ambitieux, résumé en deux mots discrets et apparemment convenus sur le billet d’entrée : « placement libre ». Au spectateur d’inventer son propre parcours dans ce dédale d’images et d’informations, de découvrir la meilleure perspective pour lui, de structurer son point de vue au propre et au figuré, visuel et intellectuel. Six heures ne sont pas de trop pour trouver sa place dans le spectacle, pour apprendre à construire son regard, en toute liberté. Avec Ivo van Hove, le placement libre n’est autre qu’une métaphore pour la responsabilisation du regard. Le metteur en scène flamand attend donc un engagement fort du public, ainsi que des comédiens qui, pour chaque représentation, doivent renégocier une configuration toujours nouvelle de l’espace, habité toujours différemment, et créer d’autres formes d’interactivité. La relation théâtrale entre regardés et regardants prend alors tout son sens.

samedi 31 mai 2008



A paraître le 20 juin 2008

Ouvrage collectif coordonné par Claude Coulon et Florence March


Théâtre anglophone. De Shakespeare à Sarah Kane : l’envers du décor
Éditeur : L’entretemps


La problématique de « l’envers du décor » invite à explorer le domaine théâtral sous un angle original, insolite, voire subversif. Traquer l’envers du décor, c’est prendre le théâtre à rebours, démonter de l’intérieur les mécanismes spécifiques au texte et à sa représentation, dans un processus de déconstruction qui, poussé à l’extrême, aboutit parfois à une crise de la représentation. C’est aussi confronter le texte aux réécritures dramatiques et scéniques qu’il inspire, dans une mise en perspective qui en renouvelle le sens. C’est encore prendre en compte le contexte socio-culturel et politique qui conditionne la production théâtrale, analyser la manière dont les problématiques sociales informent la création artistique ou, à l’inverse, s’interroger sur la place du théâtre dans la société. Les études réunies dans ce volume croisent les approches dramaturgiques et scéniques, littéraires et civilisationnistes, balayant le champ du théâtre anglophone selon une double logique, historique et thématique. De la Renaissance shakespearienne et des Lumières au nouveau théâtre anglais et au théâtre américain du XXe siècle, les auteurs passent en revue une vaste chronologie et des domaines culturels diversifiés, entre lesquels se tissent toute une série de correspondances. Ce cheminement collectif ne conduit pas seulement à contribuer à un état des lieux du théâtre anglophone à un instant t. Il participe à renouveler le questionnement sur le théâtre, à la fois genre littéraire et art du spectacle, le rapport qu’il entretient avec l’individu et/ou la société, la place du spectateur.

Coordination : Claude Coulon et Florence March.

Comité scientifique : Madelena Gonzalez, Jean-Marie Maguin, Jean-Pierre Simard, Claude Coulon et Florence March.

Contributions de Liliane Campos, Claude Coulon, Samuel Cuisinier-Delorme, Pascale Drouet, Anne Étienne, Brigitte Gabbaï, Carole Guidicelli, Jeffrey Hopes, Céline Jalliffier, Liza Kharoubi, Christine Khiel, Xavier Lemoine, Éléonore Obis, Jean-Marc Peiffer, Nathalie Rivère de Carles et Estelle Rivier.

ISBN : 978-2-912877-77-2 / Collection Champ théâtral
Domaine : Arts et spectacles / Genre : Actes de colloques
Format : 15 x 21 cm, 256 pages
Prix public : 25 euros TTC
Parution : Juin 2008, à paraître

Pour plus de détail (table des matières et notes sur les contributeurs) : http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/Theatre-anglophone.html

vendredi 9 mai 2008



La spectatrice au pied du mur

« Moi, Richard, je renonce à l’image »
Philippe Malone, III (2007)

Au détour d’un café au « Chérie » de Belleville, entre le roi des slammers et son gros clebs noir au collier clouté trônant majestueusement sur un fauteuil club éventré, Philippe Malone (auteur, entre autres, de Pasarán, Titsa, L’Extraordinaire tranquillité des choses, Morituri, L’Entretien, III) m’a raconté une belle histoire. Belle et cruelle à la fois. Une histoire qu’il a puisée dans le quotidien de ce quartier de la capitale auquel il voue une véritable passion, tout comme son voisin Daniel Pennac. Une histoire qui s’est glissée naturellement dans notre conversation de théâtreux.

Il était une fois une vieille dame qui faisait la manche dans la station de métro de Belleville. Elle était là tous les jours, assise au même endroit exactement, au pied du même mur, silencieuse et immobile, la main tendue. Les gens la frôlaient sans s’arrêter, sans la voir. Ils passaient et repassaient, elle restait. Invisible, elle était pourtant là, à regarder la comédie humaine qui se jouait en sous-terrain, inlassable témoin des entrées et sorties des habitués comme des voyageurs occasionnels ou égarés, de la routine comme des incidents de parcours et micro-drames impromptus.


Un jour, elle n’a plus été là. Son absence dessinait en creux une forme blanche sur le mur souillé de pisse et de crasse auquel elle s’était si longtemps adossée, un clair-obscur insolite dans ce théâtre d’ombres improvisé. Et les gens de s’arrêter désormais pour contempler cette lumineuse métaphore du vide, cette transfiguration du banal.


La scène du métro s’est ainsi subitement retrouvée orpheline, en deuil d’un regard rassurant parce que structurant. Spectatrice marginale, la vieille dame faisait fonction de miroir, renvoyant obliquement aux passants leur propre reflet. Dans ses yeux, ils lisaient, plus que la détresse, la confirmation qu’ils étaient encore dans le coup, dans l’action, bref, du bon côté de la vie.

Par-delà la rupture de cette parodie de contrat de spectacle, c’est le contrat social qui se trouve ébranlé. La disparition de la vieille dame consacre l’effondrement du « quatrième mur », forçant la rencontre entre le monde réel et celui de l’illusion. Qui de ces voyageurs en transit se trouvera demain au pied du mur ? Pour ces passants à la dérive, brutalement confrontés à leur propre disparition, quelle est la prochaine station après Belleville ? C’est ce qu’ils tentent de lire, impuissants, dans l’empreinte anonyme, testament d’humanité.

photo unjouraparis.com

Depuis, dans les textes de Philippe Malone, il arrive souvent que des personnages perdent leur ombre…


lundi 24 mars 2008


Spectateurs en quête d'identité :
le « Groupe Miroir » des festivaliers
avignonnais


Le théâtre se conçoit souvent comme un miroir courbe tendu vers la société dont il rend compte, un reflet, pour déformé qu’il soit, de la réalité. Dans ce cas précis néanmoins, l’anamorphose fonctionne à contresens. L’originalité des spectateurs à l’étude consiste en effet à revendiquer une inversion des rôles, à s’affirmer comme le miroir de la scène et du processus de création. Il ne s’agit pas seulement pour eux de se reconnaître dans les spectacles auxquels ils se rendent mais aussi de chercher dans quelle mesure les artistes – et les programmateurs – se reconnaissent à leur tour dans leur discours.

Le Groupe Miroir est né durant la période de préparation à l’édition 2007 du Festival d’Avignon, à l’issue d’une rencontre publique avec l’artiste associé, Frédéric Fisbach. Un spectateur dans la salle proposa spontanément de constituer un collectif, un micro-public assidu et passionné, pour lui renvoyer ainsi qu’aux directeurs du Festival, l’écho que trouvait auprès d’eux sa démarche artistique en amont des représentations programmées. Depuis, l’entreprise s’est étendue à tous les spectacles du In. La question du Off reste à l’étude et fait débat.

L’entreprise du Groupe Miroir, qui compte une vingtaine de membres actifs à ce jour, procède d’une volonté de structurer le phénomène de la réception, de le repenser pour le redéfinir. Elle s’inscrit dans le droit fil de celle de la direction du Festival qui cherche, en partenariat avec l’Université d’Avignon, à faire du plus grand événement culturel européen un espace-temps de parole et de construction d’un discours sur la culture.

Il s’agit d’abord, pour ces spectateurs un peu particuliers, d’élargir le cadre spatio-temporel de la réception. Ils se réunissent ainsi régulièrement toute l’année pour échanger leurs points de vue sur la programmation et les rencontres avec les artistes, en amont du Festival, et sur les représentations auxquelles ils ont assisté, en aval. Cette dernière étape donne lieu à la production de textes, qu’ils nomment « ressentis », et dont la compilation devrait donner lieu à publication. Dès lors que cette
réorganisation du rôle du spectateur fait éclater les frontières entre production et réception, elle remet en question sa place dans l’espace de la
création.

Pour le Groupe Miroir, l’expérience théâtrale se conçoit comme éminemment interactive. En revendiquant un discours, tant oral qu’écrit, ces spectateurs expriment qu’ils souhaitent ne pas rester cantonnés au sens de la vue, auquel les réduit de manière métonymique l’étymologie du terme de « spectateur », ou de l’ouïe, mais se faire entendre, par-delà le contrat de silence qui caractérise la représentation. Ils interrogent la limite entre la scène et la salle, au-delà de toute forme particulière de spectacle interactif. Car il ne s’agit pas là d’une interactivité spontanée et ponctuelle, mais réfléchie et qui s’inscrit dans la durée. Il ne s’agit pas davantage d’une interactivité décidée et cadrée par les concepteurs d’un spectacle donné, mais décidée par les spectateurs eux-mêmes et dont le cadre se définit en collaboration avec les institutions partenaires que sont le Festival et l’Université. Le Groupe Miroir propose ainsi une nouvelle forme d’interactivité englobant le système même du Festival qui doit non seulement compter sur eux mais avec eux. Il pose les fondements d’une nouvelle économie de la réception, dans laquelle le spectateur ne constitue plus exclusivement une cible à atteindre, ne se situe plus en bout de chaîne dans le processus de création artistique, mais se veut dorénavant omniprésent dans ses différentes étapes. Il revendique sa place jusque dans la librairie du Festival, où devrait figurer l’ouvrage collectif, mise en mots et mise en page des « ressentis », témoignages et réflexions inspirés par les représentations de l’été dernier – place symbolique et paradoxale du spectateur aux côtés des auteurs, artistes, scientifiques et critiques. En créant son propre mode d’expression, il s’efforce de se constituer en sujet agissant, comme pour intervenir directement sur le processus de création qu’il autorise à sa façon.

Ce spectateur en action fait voler en éclats le cadre conventionnel de la représentation puisque l’action, sens étymologique du mot « drame », se situe en principe du côté de la scène. Le télescopage des rôles codifiés de la salle et de la scène, condensé avec éloquence dans le concept de « spectacteur » utilisé par Dumouchel qui s’appuie sur les travaux de Metz et Morin dans le domaine du cinéma, signale sinon une crise de la représentation, du moins une crise du spectateur à la recherche de son identité.

Miroir, ce groupe de spectateurs avignonnais l’est à plus d’un titre : miroir dans lequel se regarde le Festival, où se reflètent et se prolongent les œuvres dont il est la mémoire vivante, et surtout, miroir de lui-même, du statut du spectateur en devenir. Narcissiques, les membres du Groupe Miroir se regardent être spectateurs, guettent leurs propres réactions, traquent leurs émotions, couchent par écrit leurs « ressentis ». Conscients de leur fonction, ils donnent le spectacle du spectateur en train de se construire en marge de la représentation, de se reconstruire a posteriori dans cette dialectique du narcissisme et de l’histrionisme, dans ce parcours du spéculaire au spectaculaire.

Le rôle structurant du spectateur, sans lequel la représentation ne pourrait avoir lieu, est une évidence. Construire une réponse structurée s’avère en revanche plus problématique pour ce partenaire pluriel. Le Groupe Miroir s’attache à produire un discours à la fois collectif et individualisé dans le respect mutuel et le plaisir du théâtre partagé. Les réunions de cette petite communauté de spectateurs font ressortir ce qu’ils ont en commun, tout autant que leurs différences. Le miroir comporte autant de facettes que de membres et de modes d’expression : certains privilégient la parole, ou l’écrit, d’autres les arts plastiques, d’autres encore s’expriment par le silence.
Tenter de structurer le phénomène de la réception, à l’image du Groupe Miroir, c’est tâcher de rendre concrète l’expérience esthétique du spectateur, de mettre en forme, d’officialiser le contrat habituellement tacite entre public et artistes, de s’engager au-delà de la relation de séduction qui les lie implicitement. C’est aussi traduire l’angoisse existentielle liée au caractère éphémère et confiné de l’expérience spectatorielle. Le Groupe Miroir en repousse systématiquement les limites spatio-temporelles, s’attachant à démontrer que le spectateur existe en-dehors du spectacle. Il propose ainsi des avenants au contrat de spectacle, auquel il donne de l’envergure, au pacte de silence, qui ne constitue plus une fin en soi. Cette tentative d’appropriation de l’événement culturel, qui s’exprime également à travers les efforts de certains membres du groupe pour modéliser le Festival, rend compte du dynamisme de ces spectateurs qui souhaitent faire évoluer un statut qu’ils ne considèrent pas figé. Elle est aussi, dans une certaine mesure, le symptôme du mal-être d’une catégorie de spectateurs contemporains qui éprouvent trop souvent l’impression de subir, impuissants, la représentation.

Véritable laboratoire des pratiques spectatorielles, le Groupe Miroir témoigne certes d’une évolution socio-culturelle de certains publics, de leurs attentes et de leurs aspirations. Il témoigne par-dessus tout que le théâtre est un art bien vivant.

mercredi 13 février 2008




Le spectacle
est dans la salle



À mes trois graines de spectateur

Avec Kirikou et Karaba à l’affiche d’octobre à décembre 2007, le Casino de Paris s’est transformé en école du spectateur. Destinée au jeune public, cette comédie musicale dont Michel Ocelot a écrit le livret et Wayne McGregor réalisé la mise en scène fait salle comble à tout coup. Pour toutes nos chères têtes blondes qui ont eu la chance d’assister à l’une de ses représentations, elle constitue sans aucun doute une étape importante dans l’apprentissage de la condition de spectateur.

S’initier aux codes de la représentation théâtrale signifie avant tout faire l’expérience des limites, ce qui fait du théâtre un lieu privilégié du devenir citoyen. La frontière scène-salle suppose, entre autres, une frontière spatiale, lumineuse, sonore et spectaculaire dont il faut prendre conscience pour l’accepter et la respecter.

Adaptée au jeune public, la scénographie vise à initier une démarche contractuelle sur plusieurs plans, dès l’entrée dans la salle. Des transitions sonore et visuelle sont ainsi aménagées pour faciliter l’adoption d’une attitude spectatorielle fondée sur l’écoute et le regard. L’enregistrement d’un chant de grillons se fait entendre en provenance de la scène avant même le lever du rideau. D’abord en sourdine, à peine perceptible derrière le brouhaha provoqué par l’installation laborieuse d’un public indiscipliné, il s’amplifie progressivement jusqu’à le concurrencer puis l’absorber, marquant l’imminence de la représentation.

Côté cour, dans le prolongement du rideau de scène, un automate aux yeux globuleux balaie la salle du regard en permanence, surveillant les spectateurs dont il canalise à son tour l’attention vers le plateau. Véritable allégorie du regard, qu’il incarne de manière monstrueuse dans tous les sens du terme puisqu’il est aussi celui qui se montre en train de regarder les regardants, il opère un retour didactique à l’étymologie du mot « spectateur ». À la limite de la scène et de la salle, le robot a une fonction ambivalente, à la fois acteur de la comédie dans laquelle il joue le rôle de la vigie de la sorcière Karaba, et spectateur, tant des autres personnages qu’il épie, s’identifiant alors au public, que du public lui-même dont il se met simultanément et paradoxalement à distance. La mise en scène de l’automate aux yeux rouges n’est autre qu’une mise en abyme de la relation spectaculaire que les jeunes spectateurs doivent apprendre à gérer.

La frontière spatiale est quant à elle balisée par le parcours musical des acteurs qui sortent de scène pour réapparaître au fond de la salle, par l’entrée réservée au public, descendent l’allée centrale au rythme de leurs djembés, s’alignent devant l’aire de jeu dont ils soulignent le contour avant d’y reprendre place. Bien que limitée dans le temps, la proximité directe avec les comédiens permet de diminuer la frustration du jeune spectateur cantonné à son fauteuil, tout en remobilisant son attention sur la représentation en cours. En empruntant le trajet du public depuis la double porte au fond du théâtre jusqu’à la lisière du plateau, les artistes flèchent non seulement son déplacement dans la salle, mais surtout le parcours spectaculaire qui prolonge celui-ci en direction de la scène. La boucle finale a pour effet de replacer chacun dans l’espace qui lui est dévolu.

Si ces stratégies spatiale, sonore et spectaculaire témoignent d’une réelle volonté d’accompagnement du jeune public dans son apprentissage, en revanche le travail sur la frontière lumineuse laisse à désirer. Sur ce point, les objectifs commerciaux vont manifestement à l’encontre des objectifs pédagogiques, culturels et citoyens. Ainsi, les globes lumineux vendus à l’entrée, puis dans la salle pendant l’entracte, persistent à briller de manière anarchique durant la représentation. Si l’on ajoute à cela le ballet des torches électriques des ouvreuses qui sillonnent les allées sous de multiples prétextes, on comprendra aisément combien il est difficile dans cette obscurité factice de faire abstraction de son moi social pour se concentrer exclusivement sur la boîte scénique.

Malgré les efforts des regardants comme des regardés, la condition de spectateur s’avère notoirement contraignante pour les jeunes recrues, au point que le spectacle semble parfois glisser de l’autre côté du miroir. Le public vole alors la vedette aux artistes.

La clause d’immobilité, en particulier, se trouve mise à mal par les va et vient incessants vers les toilettes, par ceux qui ne résistent pas à la tentation d’agiter frénétiquement leurs petites jambes du haut de leur réhausseur en plastique multicolore, de se mettre debout, ou encore de se tortiller pour tenter de mieux voir entre deux têtes. Âpre discipline que de laisser le corps au repos tout en gardant l’esprit alerte… La plupart n’ont de cesse de se retrouver du côté de la représentation dramatique dont l’étymologie indique qu’elle se situe entièrement dans l’action.

À un autre niveau, le pacte de silence se révèle fréquemment rompu par des commentaires murmurés à tue-tête, auxquels se superposent des « chut ! » réprobateurs, qui témoignent de la difficulté de ne pas réagir bruyamment à tel ou tel événement représenté, de maîtriser son contentement ou son mécontentement, d’être un spectateur informé et de devoir renoncer à informer à son tour le héros auquel on s’identifie. Complexe, la relation triangulaire sur laquelle se fonde l’ironie dramatique impose de passer d’un rapport frontal, direct, à une relation oblique, indirecte. Il faut se résigner à laisser son héros – en l’occurrence Kirikou – accomplir seul son parcours initiatique, faire sa propre expérience, condition nécessaire pour passer de l’enfance à l’âge adulte. En ce sens, l’initiation du héros sur scène se révèle une métaphore appropriée de l’apprentissage du jeune spectateur dans la salle.

L’expérience des frontières au théâtre passe également par la dialectique de l’illusion et de la dénégation au fondement du contrat de spectacle. Il s’avère d’autant plus difficile de faire la part entre l’illusion et la réalité au théâtre que la matière même de la représentation est vivante, ou tout au moins bien réelle : acteurs en chair et en os, objets empruntés à la vie quotidienne. Les jeunes spectateurs semblent cependant a priori mieux armés que les seniors pour appréhender ce jeu du faire-semblant qu’ils pratiquent spontanément dans la vie quotidienne, comme le prouve la formule consacrée « on dirait que... ». La difficulté réside ici dans le fait qu’ils n’en sont pas les initiateurs et que, loin d’établir les règles, ils les subissent. Dans la comédie musicale à l’étude, le dépaysement provoqué par la mise en scène d’une contrée exotique facilite probablement la prise de distance, de même que la marionnette de Kirikou, magnifiquement agie par trois manipulateurs. Ce n’est qu’à la fin du spectacle, Kirikou ayant atteint l’âge adulte, que la marionnette le cède à un acteur. L’évolution du personnage éponyme, qui s’inscrit dans le système même de la représentation, traduit par ricochet celle du jeune spectateur désormais initié et capable de faire la part des choses.

Ce travail intéressant sur la dialectique de l’illusion et de la dénégation se prolonge parfois ponctuellement à travers des accidents de la représentation qui favorisent le regard critique du jeune public. C’est le cas le 26 décembre après-midi, lorsque la rivière, matérialisée par des bandes de tissu bleu auxquelles les acteurs impriment un mouvement ondulatoire, sort inopinément de son lit. La prise de distance avec la réalité, déjà induite par une représentation stylisée, s’accentue lorsque le tissu s’envole plus haut que prévu, découvrant fugacement les pieds des comédiens. Le spectateur n’est pas dupe de ce qu’il croit être un stratagème visant à piéger sa crédulité et pas peu fier de le montrer. Les échanges transversaux de regards complices, qui doublent la relation spectaculaire de la salle à la scène, consacrent le statut d'un spectateur désormais averti.

L’apprentis- sage des codes théâtraux implique enfin d’applaudir au moment approprié, dans un geste synchronisé avec celui des autres spectateurs. Espace-temps privilégié où le jeune public se trouve autorisé à mettre son corps en mouvement, l’applaudissement exprime le sentiment d’appartenance à un groupe social, la communauté spectatorielle. Il manifeste de manière visuelle et sonore une expérience véritablement collective. Au théâtre, on n’est pas spectateur tout seul. Chacun dans la salle se confronte à un autre paradoxe de la condition de spectateur : tenter de faire abstraction de son moi social, condition préalable au jeu du faire-semblant, sans pour autant oublier que l’on appartient à une communauté qui conditionne l’expérience théâtrale et implique, outre le respect des artistes, celui des autres spectateurs.

Lors des représentations destinées au jeune public, cette appartenance communautaire prend la forme d’une chaîne de transmission hiérarchisée, entre spectateurs seniors et juniors d’une part, entre jeunes spectateurs initiés et débutants d’autre part. Le public se caractérise dès lors par une démarche d’auto-régulation, tout comportement inadapté se voyant aussitôt sanctionné par la réprobation collective.

Curieusement, ce jeune public indiscipliné, dont l’attention s’avère si difficile à canaliser dans la durée, présente une indiscutable homogénéité dans la mesure où il s’agit d’un public "entier", tout à la fois impitoyable et d’une générosité extrême. Prêt à décrocher à la moindre longueur, à la première faille, en revanche il manifeste sa joie sans compter, comme en témoignent les cascades de rires clairs et francs, les salves d’applaudissements nourris, les rappels en nombre, la réticence manifeste à quitter la salle. Les jeunes spectateurs, en effet, ne sont pas de ceux qui enfilent leur manteau et se faufilent dans les rangées sitôt le rideau tombé. En ce sens, ces graines de spectateurs ont à leur tour beaucoup à apprendre à leurs aînés…

jeudi 13 décembre 2007



Et vous, « ça va ? »

À Ludovic Lagarde
À tous les spectateurs de la
Cour d'Honneur ce 23 juillet 2007

Il faut être motivé ce lundi 23 juillet 2007 pour assister à la repré- sentation nocturne du Roi Lear mis en scène par Jean- François Sivadier dans une traduction nouvelle de Pascal Collin. Au programme dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes ce soir-là : mistral, pluie, froid. 21h30 : l’équipe technique s’active pour protéger la scène. Stoïque, le public espère la fin de l’averse en improvisant des parapluies de fortune. Cessera ? Cessera pas ? On y croit tous... Et on a raison d’y croire, car à 22h30, une fois l’eau évacuée du plateau, la représentation peut enfin commencer devant un public transi et trempé... mais qui a la foi. Caprices de l’été provençal, aléas de la condition de spectateur. L’engagement physique, ici, n’est pas seulement le fait du comédien. Ce soir, il faut souffrir pour être spectateur. L’expérience culturelle, à moins qu’il ne faille parler d’épreuve culturelle, le marque jusque dans sa chair. Il faut payer de sa personne. C’est sur la base de ce contrat exigeant imposé par la Cour d’Honneur, qui ne laisse pas de rappeler opportunément les conditions de représentation dans les théâtres publics élisabéthains, que l’actrice Norah Krief va formaliser la solidarité entre scène et salle, regardés et regardants. Un trait de génie.

Le mistral malmène dangereusement la toile rouge plastifiée, tendue entre deux piquets de part et d’autre du plateau. Malgré les nombreuses fentes pratiquées pour qu’elle offre aussi peu de prise que possible au vent, la toile se gonfle et claque violemment. Les spectateurs murmurent devant le spectacle inédit qui concurrence clandestinement la mise en scène officielle de Sivadier : tiendra ? tiendra pas ? Une rafale plus cinglante que les autres s’engouffre et la rompt. Stupeur. Deux lambeaux de plastique rouge flottent au bout de leur hampe, parodies de drapeaux balayant la scène de manière anarchique. C’est alors que le fou du roi, alias Norah Krief, qui depuis un moment arpente le plateau en bougonnant mécaniquement « Oh ! Ça va, ça va », se tourne spontanément vers les spectateurs, ouvre grand les bras comme pour tous les étreindre d’un même geste rassurant et leur demande « Ça va ? ».

Krief sort du cadre de la représentation, s’émancipe brièvement des contraintes textuelles pour s’adresser directement au public – écart légitimé à double titre, par les circonstances et par son rôle de bouffon fondé sur l’irrévérence. À moins que ce ne soit au contraire le public qui, en devenant brusquement l’interlocuteur légitime de Krief-Le Fou, fasse intrusion dans le cadre de la représentation. Rupture éphémère de l’illusion dramatique ? Ou fictionnalisation fugace du monde réel ? Par son improvisation, en parfait accord avec une mise en scène qui défend la tradition du spectacle de tréteaux, Krief récupère l’imprévu qui devient partie intégrante de la représentation. La comédienne joue là du paradoxe qui caractérise le personnage du fou du roi et auquel elle reste somme toute fidèle : l’insolence cadrée, l’écart toujours contrôlé. Force est de constater que Krief n’est pas sortie de son rôle. D’ailleurs, qui, de Krief ou du fou, s’est adressé au public ? La question reste entière. Il n’en demeure pas moins que la confusion entre personne et persona, le brouillage momentané des frontières entre scène et salle, le télescopage des deux niveaux de communication, entre les personnages d'une part et entre le public et les acteurs d'autre part, ont modifié la nature du contrat de spectacle.

La transformation du leitmotiv « ça va » en question pleine de sollicitude cristallise, plus encore qu’il ne résume, la relation particulière qui s’instaure entre regardants et regardés. Une relation de solidarité. La coopération, qui procède du contrat jusque-là tacite, devient solidarité explicite. Le « ça va, ça va » mécanique fait place à un « ça va ? » véritablement humain. Cette question, en effet, est loin d’être rhétorique. Elle appelle une réponse, instaure un échange. Le rire réflexe jusque-là causé par l’effet de répétition le cède à un autre type de rire, certes spontané parce que provoqué par la surprise, mais qui va au-delà. Il s’agit d’un rire actif, constructif, d’un rire cathartique, libérateur. Le spectateur se prend à rire de sa condition de spectateur et des contraintes qu’il subit. Il les met à distance. Et il est accompagné dans ce processus par Krief-Le Fou qui, d’une certaine façon, l’encourage à rester spectateur. Par sa question, vecteur de solidarité, la jeune femme embarque le public dans la galère des comédiens. Une façon de dire aux spectateurs que les artistes ont, plus que jamais, besoin d’eux. Face à l’imprévu, l’adaptation doit être à double-sens, la plasticité caractériser la salle autant que la scène.

« Ca va ? » : en investissant à sa manière le texte de Shakespeare adapté par Collin, l’actrice resémantise une question de savoir-vivre qui, devenue par trop conventionnelle, s’est progressivement vidée de son sens jusqu’à perdre sa fonction interrogative. Les conditions de spectacle lui donnent ce soir-là une toute autre dimension. En se saisissant de cette banale convention sociale pour la mettre en scène, en la fictionnalisant, Krief lui rend paradoxalement toute sa signification dans la réalité quotidienne. Pour les spectateurs qui ont assisté au Roi Lear dans la Cour d'Honneur ce lundi 23 juillet, la question « ça va ? » n’aura plus jamais le même sens.

samedi 1 décembre 2007


Naître spectateur ?

À Christian Rollin


Festival d’Avignon 2006. Naître d’Edward Bond, mis en scène par Alain Françon dans la Cour du lycée Saint Joseph.


La question conventionnelle qui consiste à demander aux uns et aux autres à la sortie si la pièce leur a plu n’a pas vraiment de sens dans ce cas précis. Ce n’est pas exactement la question qu’il convient de poser au spectateur déphasé, en décalage complet avec la quotidienneté à laquelle il est brutalement retourné. Pas seulement parce que le spectacle proposé est censé le projeter dans un futur fantasmé tout en lui rappelant un passé toujours aussi douloureusement proche. Le spectateur se trouve décalé par rapport à sa fonction de spectateur, précisément, dont il ne sait plus tout à coup en quoi elle consiste véritablement.
Il ne s’agit pas tant ici de discuter les choix dramaturgiques, au sens brechtien du terme, de Françon et de sa compagnie – les critiques et surtout Bond lui-même s’en sont chargés en leur temps... et ont été entendus comme en a témoigné la reprise au Théâtre National de la Colline quelques mois plus tard – que de s’intéresser à l’effet produit sur le public et à la façon dont le contrat de spectacle est mis à mal.

Naître met donc le spectateur à l’épreuve en testant de manière impitoyable et systématique ses limites. La mise en scène, qui tente de relever le défi de dire l’indicible et de représenter l’irreprésentable, fait de lui un voyeur. Et un exhibitionniste : on a l'impression d'être mis à nu alors même qu'on est au beau milieu de la foule...

A priori beaucoup de gens sont venus sans vraiment savoir à quoi s'attendre, à commencer par les spectateurs qui, devant, derrière et à côté de moi, lisent le texte du programme ébahis, interloqués, avec parfois un petit rire un peu gêné... Ainsi la représentation de la violence ne se cantonne pas à la scène, elle infiltre insidieusement la salle au fur et à mesure de l’arrivée des spectateurs armés de leur programme, porte d’entrée vers un spectacle qui affiche ouvertement sa volonté de les malmener. Au seuil de la représentation, il s’agit déjà de provoquer le public, de le narguer, de le prendre à partie : « Pour vous est-ce que c’était bon ? ». Et la question de hanter la page, lancinante, harcelante. Montré du doigt, le spectateur éprouve la désagréable impression que les rôles sont inversés, que c’est lui que l’on va en fin de compte évaluer, le spectacle dessinant l’espace de sa réponse.
Scène, salle, et coulisses. La représentation de la violence contamine également les intermèdes sonores pendant les changements de décor, qui se succèdent dans un crescendo de stridence et d'agressivité. On a envie de se boucher les oreilles, de hurler qu’il faut que cela s’arrête.
À la fin du troisième tableau, paroxysme de l’insupportable, un bon quart des spectateurs décident de mettre fin à cette expérience traumatisante. Le quatrième tableau, déroutant mélange d'onirisme et de morbidité qui se passe (presque) de mots, donne lieu à une nouvelle émigration, une déportation massive vers la sortie. Le spectacle achevé, les acteurs récoltent quelques pauvres applaudissements donnés sans conviction... Traumatisante, l'expérience l’est pour eux aussi, à n’en pas douter...

Dans ce genre de théâtre à la limite, l'attitude du spectateur – son acceptation ou au contraire son refus de se constituer spectateur – tient sans doute à peu de chose... à son vécu, à la journée qu'il a passée, à sa sensibilité à l'instant t de la représentation. Un rien peut le faire basculer, lui faire rompre le contrat de silence, de spectacle. Naître ne laisse pas indifférent. Naître ne peut pas laisser indifférent. Parce que la pièce interroge le statut même du spectateur : qu'est-ce qu'être spectateur ? À quoi doit-on être prêt pour devenir spectateur ? Jusqu'où accepter d'être malmené ?

Parmi les gens qui ont quitté la cour du lycée, nombre d'entre eux ont vu des films sur l'Holocauste, qu'ils ont sans aucun doute jugés odieux, mais qu'ils ont également probablement visionnés jusqu'au bout. Ont-ils trouvé que Naître était plus insupportable encore, précisément parce que c'était du spectacle vivant ? À moins que ce ne soit l’inverse. Paradoxalement, plus le troisième tableau devient insupportable, plus l'humanité des personnages, dût-elle confiner à la folie, dût-elle révéler avec impudeur tout ce que l’homme recèle de noirceur, semble palpable. Et cela tient justement au caractère vivant, à la dimension physique du théâtre. Quoi que l’on puisse en dire par ailleurs, au-delà de toute polémique, l'intérêt et la force de cette mise en scène consistent justement à cultiver la contradiction jusqu'à la saturation.

Il manque, à la fin de ce type de spectacle, un défouloir, un gueuloir à la mode de Flaubert, un lieu (pourquoi pas la scène?) où les spectateurs puissent à leur tour extérioriser tout ce qu'ils ont subi de violence, d'agressivité, de contrainte et de frustration, au lieu de se retrouver brutalement à la rue avec un long processus de digestion (de rumination ?) à enclencher. Mais c'est peut-être cela, tout compte fait, qui est formateur... Naître, après tout, c'est peut-être naître spectateur... Naître spectateur de ce spectacle aussi violent qu'un accouchement. Ou N'être (jamais) spectateur, puisque, à chaque spectacle, tout est encore et toujours à recommencer...