Georges Banu, Shakespeare : métaphores et pratiques du théâtre, coll. Entre-vues, Editions Universitaires d'Avignon, juin 2010
Introduction de Florence March :
Cette Leçon du professeur Georges Banu, essayiste, auteur de Shakespeare, Le monde est une scène (Gallimard nrf, 2009), invite à une exploration des références au théâtre qui parcourent l'œuvre dramatique du grand Élisabéthain. D'allusions dispersées en métaphores filées, dans les comédies, les tragédies comme les pièces historiques, un vaste réseau se constitue pour donner une vision plurielle et ambiguë du théâtre et, au-delà, de la vie.
Le travail pionnier de Georges Banu vient sans nul doute combler une lacune dans le domaine des études shakespeariennes. Personne ne s'était encore livré à un repérage exhaustif de ces références métathéâtrales disséminées dans l'ensemble des textes de Shakespeare écrits pour la scène. Pour chacune d'elles, Georges Banu se livre à un commentaire ponctuel tout en procédant à un regroupement thématique qui permet une mise en perspective féconde. Tantôt complémentaires, tantôt contradictoires, elles rendent compte de la complexité de l'art théâtral qui se fonde sur la dialectique de l'identification et de la distanciation, de l'illusion et de la dénégation, ainsi que de son hétérogénéité. Point de rencontre de la littérature et de la scène, à la lisière de l'art et de la vie, le théâtre résiste en effet à toute entreprise de définition stricte, à toute tentative de catégorisation systématique. L'œuvre dramatique de Shakespeare parvient à donner une vision cohérente du théâtre, de ses pratiques et des métaphores qu'il inspire, sans jamais gommer les tensions qui le sous-tendent, l'ambiguïté qui en résulte, l'extrême vitalité dont elles témoignent. C'est probablement l'articulation habile de points de vue singuliers en un réseau signifiant et dynamique qui conduit Georges Banu à émettre ironiquement l'hypothèse que le nom de Shakespeare désigne une coopérative d'auteurs et d'artistes.
Bien souvent, les références au théâtre qui imprègnent les pièces de Shakespeare renvoient à la vie dans un jeu de miroirs baroque. La métaphore du théâtre du monde n'est pas nouvelle à l'époque élisabéthaine, loin s'en faut. L'expression theatrum mundi apparaît pour la première fois dans la littérature européenne au XIIe siècle sous la plume de l'humaniste anglais John of Salisbury (Policratius, 1159). Mais l’idée du parallèle entre la vie et la représentation théâtrale remonte à l’Antiquité. Les comédies d’Aristophane se caractérisent déjà par un brouillage de la frontière entre les deux, préparant le développement de la métaphore dans la Comédie Nouvelle de Ménandre, puis chez les Latins qui s’en inspirent, tels Plaute et Térence. Le topos disparaît durant la majeure partie du Moyen-Âge : pourtant connu des érudits qui lisent les textes anciens, il n’a peut-être pas la même portée pour eux qui n’ont jamais vu de représentation dans un théâtre mais sur des parvis d’église ou des tréteaux de foire. Il recommence cependant à être exploité à la fin du Moyen-Âge, dans le poème épique d’Alighieri Dante La Divine comédie (1300-18) par exemple, pour revenir en force à la Renaissance. Shakespeare reconnaît sa dette envers les Anciens en empruntant à Pétrone la devise qu’il fait graver au fronton du théâtre du Globe : « Totus mundus agit histrionem », tout le monde joue la comédie. Toutefois, dans le contexte socio-historique de la Renaissance qui voit le développement d'une conception machiavélienne de la politique basée sur la mise en scène du pouvoir, prémices de la société du spectacle contemporaine, la métaphore du théâtre du monde fait l'objet d'une resémantisation. Alors que la classe dirigeante s'approprie ouvertement les codes et les artifices théâtraux, affirmant sa nature histrionique, l'écart entre l'art et la vie diminue, tendant à actualiser ce qui jusque-là appartenait au domaine de la métaphore : le monde devient théâtre, et la vie, représentation. La Renaissance confère ainsi à la conception du monde comme théâtre une signification particulière, réduisant la portée métaphysique d'un grand théâtre universel où les hommes joueraient sous le regard du Démiurge suprême, et interrogeant d'une certaine manière sa fonction métaphorique.
Il est frappant de constater les nombreux rapprochements que Georges Banu opère entre les références métathéâtrales shakespeariennes et les esthétiques de la scène contemporaine. La convocation de plus en plus fréquente des nouvelles technologies sur le plateau permet de revisiter sur un tout autre mode la notion d'ubiquité du théâtre. La mise en scène des Tragédies romaines par Ivo van Hove au Festival d'Avignon 2008 montre que ces pièces qui dramatisent les rapports entre théâtre et politique, entre théâtre et vie de la cité, se prêtent particulièrement bien à de nouvelles configurations de la notion de théâtre du monde. La multiplicité des écrans de télévision sur le plateau, le recours à l'internet, à la caméra vidéo, permettent de faire pénétrer le monde extérieur dans l’enceinte du bâtiment théâtral et inversement d'exporter la fiction et le jeu dans la rue. Le parti pris dramaturgique et esthétique d'Ivo van Hove fait voler en éclats les frontières du bâtiment, confrontant les artistes et le public à une actualisation de la métaphore baroque du théâtre du monde. Pour Georges Banu, cette actualisation s'avère d'autant plus subtile qu'elle ne consiste pas simplement à vêtir les acteurs de costumes contemporains mais à recréer, à travers le dispositif scénique, le rapport que l'on entretient aujourd'hui avec les héros du monde.
J'achèverai ces quelques mots d'introduction en rapportant une anecdote qui exprime mieux que je ne saurais le faire le plaisir du public réuni pour partager cette Leçon menée avec humour et brio. Parmi les auditeurs, Joanna, dix ans, a tout suivi avec beaucoup d'attention. À la fin, la fillette se lève et glisse tranquillement à son père : « si un jour je vais à l'université, je voudrais avoir un professeur comme lui ! ». Peut-être retrouverons-nous Joanna sur les bancs de nos amphithéâtres dans quelques années. Au-delà de l'hommage spontané rendu à Georges Banu, cette petite histoire souligne le rôle essentiel de la réflexion sur les origines du théâtre moderne pour mieux en cerner les enjeux contemporains.
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