Chartreuse News Network
À Valette, qui conduit comme une vieille dame,
À Christian Giriat, Eli Commins, Vincent Roumagnac, Emmanuel Guez,
et tous ceux avec qui j’ai partagé les interstices de ces représentations
À Christian Giriat, Eli Commins, Vincent Roumagnac, Emmanuel Guez,
et tous ceux avec qui j’ai partagé les interstices de ces représentations
Du 26 au 28 mars 2009, compagnies de théâtre, auteurs et publics se sont retrouvés à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon pour explorer ensemble les liens entre théâtre et nouvelles technologies, cette fois-ci à travers le prisme d’un « théâtre d’information ». La réflexion a pris pour point de départ le constat d’Erwin Piscator dans Le Théâtre politique (1929) : « Le théâtre demeurait sans cesse en retard sur le journal, il n’était pas assez actuel, il n’intervenait pas assez dans l’immédiat, il était une forme d’art figée, déterminée à l’avance, limitée dans ses effets ». Dans le prolongement direct de ce constat, Marshall McLuhan affirmait : « Quand la presse restructurée par le télégraphe s’est mise à jouer de tout le clavier de l’intérêt des humains pour leurs semblables, le journal a tué le théâtre ». Baptisée Chartreuse News Network, cette sonde – selon le terme McLuhanien consacré – avait pour ambition de réinterroger le rapport spécifique du théâtre à l’actualité. Sept JT, ou Journaux Théâtraux, se sont succédés dans le Tinel de la Chartreuse aux heures habituelles des Journaux Télévisés. Autant d’expérimentations qui visaient à proposer non pas des spectacles aboutis mais plutôt des pistes de recherche, des amorces de réflexion.
La structure même de l’événement permettait de l’appréhender de différentes façons. Le spectateur pouvait donc à son gré assister à telle ou telle proposition, chacune ayant une unité et une cohérence propres, ou opter pour une traversée qui les mettait en perspective. L’événement théâtral se construisait alors dans la durée, conférant au parcours du spectateur une épaisseur à la fois temporelle et critique, du fait de la complémentarité des JT.
Considéré a posteriori, le premier journal acquiert ainsi un niveau de sens supplémentaire lié à sa position inaugurale. De même, les derniers journaux construisent un réseau d’allusions en écho aux journaux précédents : la proposition de Franck Meyrous reprend dans un autre contexte le procédé des brèves trafiquées avec une voix de synthèse utilisé par Eli Commins ; le spectacle de clôture revient sur la tentative manquée de mise en jeu de Nina – une enfant de deux ans – lors du premier JT, comblant un manque, palliant une frustration du public comme des artistes. La boucle est bouclée, présentant Chartreuse News Network comme une série théâtrale, une représentation à épisodes.
D’un bout à l’autre de cette traversée, des fils rouges se tissent sous forme de questionnements que chaque spectacle relance inlassablement, de motifs scéniques récurrents, d’objets théâtraux omniprésents. Une tente Quechua hante le plateau, positionnée différemment, tantôt boîte dans la boîte, tantôt coulisses, loge ou régie. L’écran envahit la scène, décliné sous toutes ses formes, accumulant diverses fonctions. Métonymie de l’usage des nouvelles technologies dont il est le support, il se prête à de multiples métamorphoses, tout à la fois véhicule d’actualités et vecteur de théâtralité, lien essentiel entre journal et théâtre, au cœur de la dialectique du théâtre et de l’information.
Pour préparer ce temps fort, auteurs et compagnies ont travaillé jour et nuit pendant une semaine, mettant à disposition du responsable éditorial de chaque JT leurs idées, leurs compétences, et leur matériel, dans un esprit de solidarité et de générosité dont chaque spectacle a témoigné. Expérimentales, les « sondes » de la Chartreuse le sont tout autant pour le public que pour les artistes, d’où l’idée cette fois-ci de convoquer des « regards extérieurs » qui rendent compte de leur expérience singulière. Dans le laboratoire du Tinel, le spectateur cherche sa place à tâtons. Les codes de la représentation théâtrale sont bousculés. Les horaires des spectacles s’avèrent pour la plupart inhabituels, se succédant de 7h00 du matin jusqu’à minuit. Cette concentration de propositions artistiques a pour effet une dilatation du temps esthétique d’autant plus sensible que celui-ci se prolonge obliquement dans les interstices des spectacles, à travers les moments de discussion, d’échanges et de partage. Le temps de création se poursuit la semaine suivante à Montpellier, lors de la première édition du Festival Hybrides que les compagnies sont venues préparer, festival appelé à se renouveler chaque année. Ce phénomène de dilatation contraste avec la compression temporelle qui vise, en confrontant le théâtre au temps réel de l’actualité, à faire coïncider à l’intérieur de chaque spectacle temps représenté et temps de la représentation. De ce point de vue, la dernière expérimentation prend le contre-pied des précédentes en essayant une autre forme de théâtre à la limite, une forme d’anti-théâtre. Il s’agit de travailler sur l’attente du spectateur en retardant systématiquement l’événement théâtral, en faisant la promesse d’une action qui ne se réalise pas.
D’autres conventions sont détournées, décalées, voire inversées. Il s’agit ainsi de garder son téléphone portable allumé pendant le JT de Renaud Cojo afin de pouvoir envoyer des textos, ou encore de se coucher sur le plateau pour assister au JT de 7h00 d’Eli Commins, comme pour reprendre le fil d’un sommeil interrompu trop tôt. Dans le JT de Franck Meyrous, les projecteurs lumineux sont dirigés sur la salle plutôt que sur la scène afin de permettre une meilleure visibilité des écrans.
Tantôt devant le spectacle, tantôt dedans, le public doit également s’adapter à des dispositifs variés et parfois inattendus, frontal, bi-frontal, distancié ou immersif. Le dispositif du JT d’Eli Commins s’avère particulièrement complexe. Placé dans la boîte scénique, le spectateur est installé confortablement, allongé sur une couverture sur le plateau, un coussin sous la tête. Pour le mettre en confiance et contribuer à instaurer une relation d’intimité, un comédien le prend en charge pour lui faire la revue de presse de son choix. Au-dessus de lui, de gros nuages blancs défilent sur un grand écran protecteur, ciel de lit improvisé.
Pour autant, le public ne devient pas le « gros bébé » que stigmatise Jean-Louis Barrault. Immersion n’est pas ici synonyme de régression. Le spectacle se fonde sur une tension permanente entre, d’une part, le dispositif immersif qui intègre le spectateur et, d’autre part, des stratégies de stimulation, d’individualisation et de déconstruction. Le regard du spectateur demeure actif, constamment stimulé par le va-et-vient entre deux grands écrans, même s’il s’agit davantage d’un glissement oculaire d’un côté à l’autre de la boîte scénique que d’une acrobatie. Par l’accueil personnalisé qui lui est réservé, chaque spectateur de l’assemblée théâtrale se trouve en outre individualisé. Ce phénomène se prolonge par des processus réflexifs qui ont un effet déconstructionniste. Quand les écrans se font miroirs, le spectateur se trouve confronté à des figurations de lui-même, au spectacle de sa propre fascination. Ces images intrusives se construisent sur deux modes, direct et indirect. Une caméra capture telle ou telle partie du corps d’un spectateur, un visage, une tête, une main, des pieds, qui vont immédiatement s’incruster entre les nuages projetés au-dessus du public, le rappelant à la réalité de sa position. En même temps, ces blasons filmiques qui mettent en exergue des détails corporels ont pour conséquence de les défamiliariser, rendant ainsi le spectateur étranger à lui-même. À ces images prises sur le vif s’ajoutent des représentations écraniques obliques, transmises par webcam depuis la tente Quechua où deux comédiens invisibles jouent les téléspectateurs. Il en résulte une série de clichés décalés, où se donnent à voir les regards médusés d’un couple rongeant des os de poulet, se curant les dents et ricanant bêtement.
À la fois confortable et déconfortant, le dispositif rend compte de la diversité inépuisable des figures du spectateur, qui échappe à toute catégorisation. Au final, fiction et public semblent soumis à une même logique, celle de la construction d’une identité à partir d’un matériau fragmentaire. La fiction se construit à partir de bribes de textes prélevés sur Twitter, réseau social d’internet qui limite les messages à 140 caractères. Peu à peu, le personnage de Valette prend forme et sens sur l’écran, comme le suggèrent le déploiement du monologue final et la silhouette en ombre chinoise à laquelle on l’attribue. Dans le même temps le spectateur cherche à construire du sens à partir de la représentation morcelée, éclatée, dont il est l’objet. Entre plaisir confortable et inconfort jouissif, pour reprendre la dialectique de Barthes, il est invité à porter un nouveau regard sur lui-même, à tenter, peut-être, d’esquisser en ombre projetée un autre spectateur.
Aux problématiques de la temporalité et de la position du spectateur s’ajoute celle du traitement de l’espace. Elle s’avère étroitement liée à l’interrogation qui surgit régulièrement tout au long de ces expérimentations : « Mais où est le théâtre ? ». D’une certaine manière, en confrontant son spectateur à des images de téléspectateurs par écran interposé, Eli Commins pose la question de l’identité spectatorielle dans un spectacle dont la nature est difficile à déterminer.
L’usage des nouvelles technologies ouvre la scène au monde entier. Les postes de télévision, les téléphones cellulaires, Twitter, Skype, les webcams, permettent de dilater un espace théâtral qui ne connaît plus de limites, d’aborder différemment la question de l’ubiquité du théâtre, de réactualiser la métaphore shakespearienne du théâtre du monde. Le JT de Renaud Cojo traite cet aspect avec un humour décalé en établissant une connection Skype avec le bar de l’Univers, clin d’œil burlesque au Globe de Shakespeare, métonymie ironique d’un théâtre macrocosmique puisque L’Univers se trouve sur la place de Villeneuve, à deux pas de la Chartreuse.
Le phénomène de l’explosion des frontières spatiales touche également le microcosme d’une boîte scénique où comédiens, régisseurs, cameramen et techniciens travaillent à vue dans un espace continu, pour des raisons pragmatiques liées à la situation expérimentale qui n’en demeurent pas moins significatives de l’importance croissante des dispositifs technologiques et d’une nouvelle façon de faire du théâtre.
La dilatation de l’espace par l’entremise des nouvelles technologies entraîne-t-elle pour autant une dilution du théâtre sur un plateau saturé d’écrans ?
Exploiter les médias comme autant de vecteurs de théâtralité implique pour les artistes de dominer l’outil technologique, de se l’approprier pour le mettre au service d’une représentation, d’une fictionnalisation du réel. Eli Commins et Franck Meyrous, tous deux auteurs metteurs en scène, ont ainsi utilisé les médias pour confronter différentes formes de théâtralité à l’œuvre dans les journaux télévisés, dans les blogs ou les réseaux sociaux qui sont autant d’occasion de mettre en scène les événements, de se mettre en scène soi-même. Ils se sont saisis de noyaux de théâtralité qu’ils ont réagencés, s’insinuant dans les lacunes textuelles, colonisant les dépêches AFP avec des voix de synthèse pour adapter le matériau à la scène. Le défi était loin d’être simple, comme le montre le parti pris du JT de Renaud Cojo, fondé sur une dramaturgie de l’échec.
C’est dans ce jeu des théâtralités, ce va-et-vient permanent entre le réel, sa médiatisation par les nouvelles technologies et sa représentation sur scène, que se construisent simultanément la fiction et le regard du spectateur. Le JT de Julien Vossier confronte deux dispositifs : d’un côté cinq postes de télévision où défilent des images standardisées dans une cacophonie de pistes sonores qui n’appellent aucune interaction ; de l’autre un échange via Skype entre le comédien et une jeune fille située à quelques centaines de kilomètres de là. Progressivement, un récit s’incarne, un personnage prend corps au fil d’une écriture oralisée, de traces sonores, tel le bruit du clavier et des mobylettes qui passent, laissant imaginer un ailleurs. Au centre du plateau se trouve la tente, où Silvia imprime des mots sur des pages qu’elle aligne, trait d’union entre les deux dispositifs. Ce texte en attente invite le spectateur à prolonger l’échange, à s’inscrire dans une dynamique de réception-production, de participation active déjà amorcée sur Skype lorsque le comédien s’exprime à la première personne du pluriel.
Les écrans assument donc au cours de cette traversée des formes et des fonctions multiples dans des dispositifs chaque fois différents. Tantôt masques, tantôt révélateurs, ils aiguisent la curiosité du spectateur et instaurent avec lui un véritable jeu de séduction. Qu’ils servent une dramaturgie du quatrième mur ou immersive, qu’ils relaient des informations ou les brouillent, qu’ils jouent la transparence ou l’opacité, ils se situent à l’interface du processus créatif et de sa réception. La mise en scène de l’écran a pour effet de le re-présenter, de l’extraire de la réalité quotidienne pour le resémantiser, de superposer, voire de substituer, à ses fonctions conventionnelles une fonction dramatique, bref d’appeler le spectateur à porter sur lui un nouveau regard.
« Imaginer ensemble un autre regard critique », telle était l’ambition affichée du Festival Hybrides qui se tenait dans la foulée de Chartreuse News Network. L’approche intermédiale qu’appelle ce théâtre d’information induit une hyper sollicitation de l’œil et de l’oreille. Le spectateur doit apprendre à décoder un espace-temps sursaturé de supports visuels et auditifs, à naviguer dans un réseau complexe de médias et d’informations, à conjuguer les multiples lectures qui en découlent.
Le JT de Julien Bouffier inaugure la traversée en posant dès le premier soir cette question du regard critique avec force et acuité. Au centre du plateau se dresse un immense écran transparent. De part et d’autre de ce miroir sans tain, spectateurs et comédiens se font face. Ces derniers tirent les ficelles de journaux suspendus devant eux, marionnettes de papier qui s’envolent et retombent sous le poids des mots. Ce très beau geste esthétique, qui inverse le phénomène de manipulation, dirigé ici contre la source de l’information et non sa cible, ouvre un espace critique. Il invite le public et les artistes à faire de leur face à face un échange constructif, à habiter cette belle image pour inventer ensemble un autre regard.
Cette recherche des interactions possibles entre théâtre et médias interroge nécessairement la nature de la relation théâtrale tout autant que notre rapport aux nouvelles technologies et à l’information. Il s’agit non seulement de redéfinir la position du spectateur, mais celles de l’auteur, du metteur en scène, des comédiens, des régisseurs et techniciens dans un paysage théâtral en constante évolution. Mettre en questions n’est cependant pas forcément mettre en danger. Le travail en laboratoire conduit bien sûr à des expérimentations de théâtre à la limite, voire à bousculer ces limites rassurantes. Mais n’est-ce pas en interrogeant les marges que l’on construit les formes théâtrales de demain ?
La structure même de l’événement permettait de l’appréhender de différentes façons. Le spectateur pouvait donc à son gré assister à telle ou telle proposition, chacune ayant une unité et une cohérence propres, ou opter pour une traversée qui les mettait en perspective. L’événement théâtral se construisait alors dans la durée, conférant au parcours du spectateur une épaisseur à la fois temporelle et critique, du fait de la complémentarité des JT.
Considéré a posteriori, le premier journal acquiert ainsi un niveau de sens supplémentaire lié à sa position inaugurale. De même, les derniers journaux construisent un réseau d’allusions en écho aux journaux précédents : la proposition de Franck Meyrous reprend dans un autre contexte le procédé des brèves trafiquées avec une voix de synthèse utilisé par Eli Commins ; le spectacle de clôture revient sur la tentative manquée de mise en jeu de Nina – une enfant de deux ans – lors du premier JT, comblant un manque, palliant une frustration du public comme des artistes. La boucle est bouclée, présentant Chartreuse News Network comme une série théâtrale, une représentation à épisodes.
D’un bout à l’autre de cette traversée, des fils rouges se tissent sous forme de questionnements que chaque spectacle relance inlassablement, de motifs scéniques récurrents, d’objets théâtraux omniprésents. Une tente Quechua hante le plateau, positionnée différemment, tantôt boîte dans la boîte, tantôt coulisses, loge ou régie. L’écran envahit la scène, décliné sous toutes ses formes, accumulant diverses fonctions. Métonymie de l’usage des nouvelles technologies dont il est le support, il se prête à de multiples métamorphoses, tout à la fois véhicule d’actualités et vecteur de théâtralité, lien essentiel entre journal et théâtre, au cœur de la dialectique du théâtre et de l’information.
Pour préparer ce temps fort, auteurs et compagnies ont travaillé jour et nuit pendant une semaine, mettant à disposition du responsable éditorial de chaque JT leurs idées, leurs compétences, et leur matériel, dans un esprit de solidarité et de générosité dont chaque spectacle a témoigné. Expérimentales, les « sondes » de la Chartreuse le sont tout autant pour le public que pour les artistes, d’où l’idée cette fois-ci de convoquer des « regards extérieurs » qui rendent compte de leur expérience singulière. Dans le laboratoire du Tinel, le spectateur cherche sa place à tâtons. Les codes de la représentation théâtrale sont bousculés. Les horaires des spectacles s’avèrent pour la plupart inhabituels, se succédant de 7h00 du matin jusqu’à minuit. Cette concentration de propositions artistiques a pour effet une dilatation du temps esthétique d’autant plus sensible que celui-ci se prolonge obliquement dans les interstices des spectacles, à travers les moments de discussion, d’échanges et de partage. Le temps de création se poursuit la semaine suivante à Montpellier, lors de la première édition du Festival Hybrides que les compagnies sont venues préparer, festival appelé à se renouveler chaque année. Ce phénomène de dilatation contraste avec la compression temporelle qui vise, en confrontant le théâtre au temps réel de l’actualité, à faire coïncider à l’intérieur de chaque spectacle temps représenté et temps de la représentation. De ce point de vue, la dernière expérimentation prend le contre-pied des précédentes en essayant une autre forme de théâtre à la limite, une forme d’anti-théâtre. Il s’agit de travailler sur l’attente du spectateur en retardant systématiquement l’événement théâtral, en faisant la promesse d’une action qui ne se réalise pas.
D’autres conventions sont détournées, décalées, voire inversées. Il s’agit ainsi de garder son téléphone portable allumé pendant le JT de Renaud Cojo afin de pouvoir envoyer des textos, ou encore de se coucher sur le plateau pour assister au JT de 7h00 d’Eli Commins, comme pour reprendre le fil d’un sommeil interrompu trop tôt. Dans le JT de Franck Meyrous, les projecteurs lumineux sont dirigés sur la salle plutôt que sur la scène afin de permettre une meilleure visibilité des écrans.
Tantôt devant le spectacle, tantôt dedans, le public doit également s’adapter à des dispositifs variés et parfois inattendus, frontal, bi-frontal, distancié ou immersif. Le dispositif du JT d’Eli Commins s’avère particulièrement complexe. Placé dans la boîte scénique, le spectateur est installé confortablement, allongé sur une couverture sur le plateau, un coussin sous la tête. Pour le mettre en confiance et contribuer à instaurer une relation d’intimité, un comédien le prend en charge pour lui faire la revue de presse de son choix. Au-dessus de lui, de gros nuages blancs défilent sur un grand écran protecteur, ciel de lit improvisé.
Pour autant, le public ne devient pas le « gros bébé » que stigmatise Jean-Louis Barrault. Immersion n’est pas ici synonyme de régression. Le spectacle se fonde sur une tension permanente entre, d’une part, le dispositif immersif qui intègre le spectateur et, d’autre part, des stratégies de stimulation, d’individualisation et de déconstruction. Le regard du spectateur demeure actif, constamment stimulé par le va-et-vient entre deux grands écrans, même s’il s’agit davantage d’un glissement oculaire d’un côté à l’autre de la boîte scénique que d’une acrobatie. Par l’accueil personnalisé qui lui est réservé, chaque spectateur de l’assemblée théâtrale se trouve en outre individualisé. Ce phénomène se prolonge par des processus réflexifs qui ont un effet déconstructionniste. Quand les écrans se font miroirs, le spectateur se trouve confronté à des figurations de lui-même, au spectacle de sa propre fascination. Ces images intrusives se construisent sur deux modes, direct et indirect. Une caméra capture telle ou telle partie du corps d’un spectateur, un visage, une tête, une main, des pieds, qui vont immédiatement s’incruster entre les nuages projetés au-dessus du public, le rappelant à la réalité de sa position. En même temps, ces blasons filmiques qui mettent en exergue des détails corporels ont pour conséquence de les défamiliariser, rendant ainsi le spectateur étranger à lui-même. À ces images prises sur le vif s’ajoutent des représentations écraniques obliques, transmises par webcam depuis la tente Quechua où deux comédiens invisibles jouent les téléspectateurs. Il en résulte une série de clichés décalés, où se donnent à voir les regards médusés d’un couple rongeant des os de poulet, se curant les dents et ricanant bêtement.
À la fois confortable et déconfortant, le dispositif rend compte de la diversité inépuisable des figures du spectateur, qui échappe à toute catégorisation. Au final, fiction et public semblent soumis à une même logique, celle de la construction d’une identité à partir d’un matériau fragmentaire. La fiction se construit à partir de bribes de textes prélevés sur Twitter, réseau social d’internet qui limite les messages à 140 caractères. Peu à peu, le personnage de Valette prend forme et sens sur l’écran, comme le suggèrent le déploiement du monologue final et la silhouette en ombre chinoise à laquelle on l’attribue. Dans le même temps le spectateur cherche à construire du sens à partir de la représentation morcelée, éclatée, dont il est l’objet. Entre plaisir confortable et inconfort jouissif, pour reprendre la dialectique de Barthes, il est invité à porter un nouveau regard sur lui-même, à tenter, peut-être, d’esquisser en ombre projetée un autre spectateur.
Aux problématiques de la temporalité et de la position du spectateur s’ajoute celle du traitement de l’espace. Elle s’avère étroitement liée à l’interrogation qui surgit régulièrement tout au long de ces expérimentations : « Mais où est le théâtre ? ». D’une certaine manière, en confrontant son spectateur à des images de téléspectateurs par écran interposé, Eli Commins pose la question de l’identité spectatorielle dans un spectacle dont la nature est difficile à déterminer.
L’usage des nouvelles technologies ouvre la scène au monde entier. Les postes de télévision, les téléphones cellulaires, Twitter, Skype, les webcams, permettent de dilater un espace théâtral qui ne connaît plus de limites, d’aborder différemment la question de l’ubiquité du théâtre, de réactualiser la métaphore shakespearienne du théâtre du monde. Le JT de Renaud Cojo traite cet aspect avec un humour décalé en établissant une connection Skype avec le bar de l’Univers, clin d’œil burlesque au Globe de Shakespeare, métonymie ironique d’un théâtre macrocosmique puisque L’Univers se trouve sur la place de Villeneuve, à deux pas de la Chartreuse.
Le phénomène de l’explosion des frontières spatiales touche également le microcosme d’une boîte scénique où comédiens, régisseurs, cameramen et techniciens travaillent à vue dans un espace continu, pour des raisons pragmatiques liées à la situation expérimentale qui n’en demeurent pas moins significatives de l’importance croissante des dispositifs technologiques et d’une nouvelle façon de faire du théâtre.
La dilatation de l’espace par l’entremise des nouvelles technologies entraîne-t-elle pour autant une dilution du théâtre sur un plateau saturé d’écrans ?
Exploiter les médias comme autant de vecteurs de théâtralité implique pour les artistes de dominer l’outil technologique, de se l’approprier pour le mettre au service d’une représentation, d’une fictionnalisation du réel. Eli Commins et Franck Meyrous, tous deux auteurs metteurs en scène, ont ainsi utilisé les médias pour confronter différentes formes de théâtralité à l’œuvre dans les journaux télévisés, dans les blogs ou les réseaux sociaux qui sont autant d’occasion de mettre en scène les événements, de se mettre en scène soi-même. Ils se sont saisis de noyaux de théâtralité qu’ils ont réagencés, s’insinuant dans les lacunes textuelles, colonisant les dépêches AFP avec des voix de synthèse pour adapter le matériau à la scène. Le défi était loin d’être simple, comme le montre le parti pris du JT de Renaud Cojo, fondé sur une dramaturgie de l’échec.
C’est dans ce jeu des théâtralités, ce va-et-vient permanent entre le réel, sa médiatisation par les nouvelles technologies et sa représentation sur scène, que se construisent simultanément la fiction et le regard du spectateur. Le JT de Julien Vossier confronte deux dispositifs : d’un côté cinq postes de télévision où défilent des images standardisées dans une cacophonie de pistes sonores qui n’appellent aucune interaction ; de l’autre un échange via Skype entre le comédien et une jeune fille située à quelques centaines de kilomètres de là. Progressivement, un récit s’incarne, un personnage prend corps au fil d’une écriture oralisée, de traces sonores, tel le bruit du clavier et des mobylettes qui passent, laissant imaginer un ailleurs. Au centre du plateau se trouve la tente, où Silvia imprime des mots sur des pages qu’elle aligne, trait d’union entre les deux dispositifs. Ce texte en attente invite le spectateur à prolonger l’échange, à s’inscrire dans une dynamique de réception-production, de participation active déjà amorcée sur Skype lorsque le comédien s’exprime à la première personne du pluriel.
Les écrans assument donc au cours de cette traversée des formes et des fonctions multiples dans des dispositifs chaque fois différents. Tantôt masques, tantôt révélateurs, ils aiguisent la curiosité du spectateur et instaurent avec lui un véritable jeu de séduction. Qu’ils servent une dramaturgie du quatrième mur ou immersive, qu’ils relaient des informations ou les brouillent, qu’ils jouent la transparence ou l’opacité, ils se situent à l’interface du processus créatif et de sa réception. La mise en scène de l’écran a pour effet de le re-présenter, de l’extraire de la réalité quotidienne pour le resémantiser, de superposer, voire de substituer, à ses fonctions conventionnelles une fonction dramatique, bref d’appeler le spectateur à porter sur lui un nouveau regard.
« Imaginer ensemble un autre regard critique », telle était l’ambition affichée du Festival Hybrides qui se tenait dans la foulée de Chartreuse News Network. L’approche intermédiale qu’appelle ce théâtre d’information induit une hyper sollicitation de l’œil et de l’oreille. Le spectateur doit apprendre à décoder un espace-temps sursaturé de supports visuels et auditifs, à naviguer dans un réseau complexe de médias et d’informations, à conjuguer les multiples lectures qui en découlent.
Le JT de Julien Bouffier inaugure la traversée en posant dès le premier soir cette question du regard critique avec force et acuité. Au centre du plateau se dresse un immense écran transparent. De part et d’autre de ce miroir sans tain, spectateurs et comédiens se font face. Ces derniers tirent les ficelles de journaux suspendus devant eux, marionnettes de papier qui s’envolent et retombent sous le poids des mots. Ce très beau geste esthétique, qui inverse le phénomène de manipulation, dirigé ici contre la source de l’information et non sa cible, ouvre un espace critique. Il invite le public et les artistes à faire de leur face à face un échange constructif, à habiter cette belle image pour inventer ensemble un autre regard.
Cette recherche des interactions possibles entre théâtre et médias interroge nécessairement la nature de la relation théâtrale tout autant que notre rapport aux nouvelles technologies et à l’information. Il s’agit non seulement de redéfinir la position du spectateur, mais celles de l’auteur, du metteur en scène, des comédiens, des régisseurs et techniciens dans un paysage théâtral en constante évolution. Mettre en questions n’est cependant pas forcément mettre en danger. Le travail en laboratoire conduit bien sûr à des expérimentations de théâtre à la limite, voire à bousculer ces limites rassurantes. Mais n’est-ce pas en interrogeant les marges que l’on construit les formes théâtrales de demain ?
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