mardi 14 avril 2009


Chartreuse News Network



À Valette, qui conduit comme une vieille dame,
À Christian Giriat, Eli Commins, Vincent Roumagnac, Emmanuel Guez,
et tous ceux avec qui j’ai partagé les interstices de ces représentations


Du 26 au 28 mars 2009, compagnies de théâtre, auteurs et publics se sont retrouvés à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon pour explorer ensemble les liens entre théâtre et nouvelles technologies, cette fois-ci à travers le prisme d’un « théâtre d’information ». La réflexion a pris pour point de départ le constat d’Erwin Piscator dans Le Théâtre politique (1929) : « Le théâtre demeurait sans cesse en retard sur le journal, il n’était pas assez actuel, il n’intervenait pas assez dans l’immédiat, il était une forme d’art figée, déterminée à l’avance, limitée dans ses effets ». Dans le prolongement direct de ce constat, Marshall McLuhan affirmait : « Quand la presse restructurée par le télégraphe s’est mise à jouer de tout le clavier de l’intérêt des humains pour leurs semblables, le journal a tué le théâtre ». Baptisée Chartreuse News Network, cette sonde – selon le terme McLuhanien consacré – avait pour ambition de réinterroger le rapport spécifique du théâtre à l’actualité. Sept JT, ou Journaux Théâtraux, se sont succédés dans le Tinel de la Chartreuse aux heures habituelles des Journaux Télévisés. Autant d’expérimentations qui visaient à proposer non pas des spectacles aboutis mais plutôt des pistes de recherche, des amorces de réflexion.

La structure même de l’événement permettait de l’appréhender de différentes façons. Le spectateur pouvait donc à son gré assister à telle ou telle proposition, chacune ayant une unité et une cohérence propres, ou opter pour une traversée qui les mettait en perspective. L’événement théâtral se construisait alors dans la durée, conférant au parcours du spectateur une épaisseur à la fois temporelle et critique, du fait de la complémentarité des JT.
Considéré a posteriori, le premier journal acquiert ainsi un niveau de sens supplémentaire lié à sa position inaugurale. De même, les derniers journaux construisent un réseau d’allusions en écho aux journaux précédents : la proposition de Franck Meyrous reprend dans un autre contexte le procédé des brèves trafiquées avec une voix de synthèse utilisé par Eli Commins ; le spectacle de clôture revient sur la tentative manquée de mise en jeu de Nina – une enfant de deux ans – lors du premier JT, comblant un manque, palliant une frustration du public comme des artistes. La boucle est bouclée, présentant Chartreuse News Network comme une série théâtrale, une représentation à épisodes.
D’un bout à l’autre de cette traversée, des fils rouges se tissent sous forme de questionnements que chaque spectacle relance inlassablement, de motifs scéniques récurrents, d’objets théâtraux omniprésents. Une tente Quechua hante le plateau, positionnée différemment, tantôt boîte dans la boîte, tantôt coulisses, loge ou régie. L’écran envahit la scène, décliné sous toutes ses formes, accumulant diverses fonctions. Métonymie de l’usage des nouvelles technologies dont il est le support, il se prête à de multiples métamorphoses, tout à la fois véhicule d’actualités et vecteur de théâtralité, lien essentiel entre journal et théâtre, au cœur de la dialectique du théâtre et de l’information.

Pour préparer ce temps fort, auteurs et compagnies ont travaillé jour et nuit pendant une semaine, mettant à disposition du responsable éditorial de chaque JT leurs idées, leurs compétences, et leur matériel, dans un esprit de solidarité et de générosité dont chaque spectacle a témoigné. Expérimentales, les « sondes » de la Chartreuse le sont tout autant pour le public que pour les artistes, d’où l’idée cette fois-ci de convoquer des « regards extérieurs » qui rendent compte de leur expérience singulière. Dans le laboratoire du Tinel, le spectateur cherche sa place à tâtons. Les codes de la représentation théâtrale sont bousculés. Les horaires des spectacles s’avèrent pour la plupart inhabituels, se succédant de 7h00 du matin jusqu’à minuit. Cette concentration de propositions artistiques a pour effet une dilatation du temps esthétique d’autant plus sensible que celui-ci se prolonge obliquement dans les interstices des spectacles, à travers les moments de discussion, d’échanges et de partage. Le temps de création se poursuit la semaine suivante à Montpellier, lors de la première édition du Festival Hybrides que les compagnies sont venues préparer, festival appelé à se renouveler chaque année. Ce phénomène de dilatation contraste avec la compression temporelle qui vise, en confrontant le théâtre au temps réel de l’actualité, à faire coïncider à l’intérieur de chaque spectacle temps représenté et temps de la représentation. De ce point de vue, la dernière expérimentation prend le contre-pied des précédentes en essayant une autre forme de théâtre à la limite, une forme d’anti-théâtre. Il s’agit de travailler sur l’attente du spectateur en retardant systématiquement l’événement théâtral, en faisant la promesse d’une action qui ne se réalise pas.

D’autres conventions sont détournées, décalées, voire inversées. Il s’agit ainsi de garder son téléphone portable allumé pendant le JT de Renaud Cojo afin de pouvoir envoyer des textos, ou encore de se coucher sur le plateau pour assister au JT de 7h00 d’Eli Commins, comme pour reprendre le fil d’un sommeil interrompu trop tôt. Dans le JT de Franck Meyrous, les projecteurs lumineux sont dirigés sur la salle plutôt que sur la scène afin de permettre une meilleure visibilité des écrans.

Tantôt devant le spectacle, tantôt dedans, le public doit également s’adapter à des dispositifs variés et parfois inattendus, frontal, bi-frontal, distancié ou immersif. Le dispositif du JT d’Eli Commins s’avère particulièrement complexe. Placé dans la boîte scénique, le spectateur est installé confortablement, allongé sur une couverture sur le plateau, un coussin sous la tête. Pour le mettre en confiance et contribuer à instaurer une relation d’intimité, un comédien le prend en charge pour lui faire la revue de presse de son choix. Au-dessus de lui, de gros nuages blancs défilent sur un grand écran protecteur, ciel de lit improvisé.
Pour autant, le public ne devient pas le « gros bébé » que stigmatise Jean-Louis Barrault. Immersion n’est pas ici synonyme de régression. Le spectacle se fonde sur une tension permanente entre, d’une part, le dispositif immersif qui intègre le spectateur et, d’autre part, des stratégies de stimulation, d’individualisation et de déconstruction. Le regard du spectateur demeure actif, constamment stimulé par le va-et-vient entre deux grands écrans, même s’il s’agit davantage d’un glissement oculaire d’un côté à l’autre de la boîte scénique que d’une acrobatie. Par l’accueil personnalisé qui lui est réservé, chaque spectateur de l’assemblée théâtrale se trouve en outre individualisé. Ce phénomène se prolonge par des processus réflexifs qui ont un effet déconstructionniste. Quand les écrans se font miroirs, le spectateur se trouve confronté à des figurations de lui-même, au spectacle de sa propre fascination. Ces images intrusives se construisent sur deux modes, direct et indirect. Une caméra capture telle ou telle partie du corps d’un spectateur, un visage, une tête, une main, des pieds, qui vont immédiatement s’incruster entre les nuages projetés au-dessus du public, le rappelant à la réalité de sa position. En même temps, ces blasons filmiques qui mettent en exergue des détails corporels ont pour conséquence de les défamiliariser, rendant ainsi le spectateur étranger à lui-même. À ces images prises sur le vif s’ajoutent des représentations écraniques obliques, transmises par webcam depuis la tente Quechua où deux comédiens invisibles jouent les téléspectateurs. Il en résulte une série de clichés décalés, où se donnent à voir les regards médusés d’un couple rongeant des os de poulet, se curant les dents et ricanant bêtement.
À la fois confortable et déconfortant, le dispositif rend compte de la diversité inépuisable des figures du spectateur, qui échappe à toute catégorisation. Au final, fiction et public semblent soumis à une même logique, celle de la construction d’une identité à partir d’un matériau fragmentaire. La fiction se construit à partir de bribes de textes prélevés sur Twitter, réseau social d’internet qui limite les messages à 140 caractères. Peu à peu, le personnage de Valette prend forme et sens sur l’écran, comme le suggèrent le déploiement du monologue final et la silhouette en ombre chinoise à laquelle on l’attribue. Dans le même temps le spectateur cherche à construire du sens à partir de la représentation morcelée, éclatée, dont il est l’objet. Entre plaisir confortable et inconfort jouissif, pour reprendre la dialectique de Barthes, il est invité à porter un nouveau regard sur lui-même, à tenter, peut-être, d’esquisser en ombre projetée un autre spectateur.

Aux problématiques de la temporalité et de la position du spectateur s’ajoute celle du traitement de l’espace. Elle s’avère étroitement liée à l’interrogation qui surgit régulièrement tout au long de ces expérimentations : « Mais où est le théâtre ? ». D’une certaine manière, en confrontant son spectateur à des images de téléspectateurs par écran interposé, Eli Commins pose la question de l’identité spectatorielle dans un spectacle dont la nature est difficile à déterminer.
L’usage des nouvelles technologies ouvre la scène au monde entier. Les postes de télévision, les téléphones cellulaires, Twitter, Skype, les webcams, permettent de dilater un espace théâtral qui ne connaît plus de limites, d’aborder différemment la question de l’ubiquité du théâtre, de réactualiser la métaphore shakespearienne du théâtre du monde. Le JT de Renaud Cojo traite cet aspect avec un humour décalé en établissant une connection Skype avec le bar de l’Univers, clin d’œil burlesque au Globe de Shakespeare, métonymie ironique d’un théâtre macrocosmique puisque L’Univers se trouve sur la place de Villeneuve, à deux pas de la Chartreuse.
Le phénomène de l’explosion des frontières spatiales touche également le microcosme d’une boîte scénique où comédiens, régisseurs, cameramen et techniciens travaillent à vue dans un espace continu, pour des raisons pragmatiques liées à la situation expérimentale qui n’en demeurent pas moins significatives de l’importance croissante des dispositifs technologiques et d’une nouvelle façon de faire du théâtre.

La dilatation de l’espace par l’entremise des nouvelles technologies entraîne-t-elle pour autant une dilution du théâtre sur un plateau saturé d’écrans ?
Exploiter les médias comme autant de vecteurs de théâtralité implique pour les artistes de dominer l’outil technologique, de se l’approprier pour le mettre au service d’une représentation, d’une fictionnalisation du réel. Eli Commins et Franck Meyrous, tous deux auteurs metteurs en scène, ont ainsi utilisé les médias pour confronter différentes formes de théâtralité à l’œuvre dans les journaux télévisés, dans les blogs ou les réseaux sociaux qui sont autant d’occasion de mettre en scène les événements, de se mettre en scène soi-même. Ils se sont saisis de noyaux de théâtralité qu’ils ont réagencés, s’insinuant dans les lacunes textuelles, colonisant les dépêches AFP avec des voix de synthèse pour adapter le matériau à la scène. Le défi était loin d’être simple, comme le montre le parti pris du JT de Renaud Cojo, fondé sur une dramaturgie de l’échec.
C’est dans ce jeu des théâtralités, ce va-et-vient permanent entre le réel, sa médiatisation par les nouvelles technologies et sa représentation sur scène, que se construisent simultanément la fiction et le regard du spectateur. Le JT de Julien Vossier confronte deux dispositifs : d’un côté cinq postes de télévision où défilent des images standardisées dans une cacophonie de pistes sonores qui n’appellent aucune interaction ; de l’autre un échange via Skype entre le comédien et une jeune fille située à quelques centaines de kilomètres de là. Progressivement, un récit s’incarne, un personnage prend corps au fil d’une écriture oralisée, de traces sonores, tel le bruit du clavier et des mobylettes qui passent, laissant imaginer un ailleurs. Au centre du plateau se trouve la tente, où Silvia imprime des mots sur des pages qu’elle aligne, trait d’union entre les deux dispositifs. Ce texte en attente invite le spectateur à prolonger l’échange, à s’inscrire dans une dynamique de réception-production, de participation active déjà amorcée sur Skype lorsque le comédien s’exprime à la première personne du pluriel.
Les écrans assument donc au cours de cette traversée des formes et des fonctions multiples dans des dispositifs chaque fois différents. Tantôt masques, tantôt révélateurs, ils aiguisent la curiosité du spectateur et instaurent avec lui un véritable jeu de séduction. Qu’ils servent une dramaturgie du quatrième mur ou immersive, qu’ils relaient des informations ou les brouillent, qu’ils jouent la transparence ou l’opacité, ils se situent à l’interface du processus créatif et de sa réception. La mise en scène de l’écran a pour effet de le re-présenter, de l’extraire de la réalité quotidienne pour le resémantiser, de superposer, voire de substituer, à ses fonctions conventionnelles une fonction dramatique, bref d’appeler le spectateur à porter sur lui un nouveau regard.

« Imaginer ensemble un autre regard critique », telle était l’ambition affichée du Festival Hybrides qui se tenait dans la foulée de Chartreuse News Network. L’approche intermédiale qu’appelle ce théâtre d’information induit une hyper sollicitation de l’œil et de l’oreille. Le spectateur doit apprendre à décoder un espace-temps sursaturé de supports visuels et auditifs, à naviguer dans un réseau complexe de médias et d’informations, à conjuguer les multiples lectures qui en découlent.
Le JT de Julien Bouffier inaugure la traversée en posant dès le premier soir cette question du regard critique avec force et acuité. Au centre du plateau se dresse un immense écran transparent. De part et d’autre de ce miroir sans tain, spectateurs et comédiens se font face. Ces derniers tirent les ficelles de journaux suspendus devant eux, marionnettes de papier qui s’envolent et retombent sous le poids des mots. Ce très beau geste esthétique, qui inverse le phénomène de manipulation, dirigé ici contre la source de l’information et non sa cible, ouvre un espace critique. Il invite le public et les artistes à faire de leur face à face un échange constructif, à habiter cette belle image pour inventer ensemble un autre regard.

Cette recherche des interactions possibles entre théâtre et médias interroge nécessairement la nature de la relation théâtrale tout autant que notre rapport aux nouvelles technologies et à l’information. Il s’agit non seulement de redéfinir la position du spectateur, mais celles de l’auteur, du metteur en scène, des comédiens, des régisseurs et techniciens dans un paysage théâtral en constante évolution. Mettre en questions n’est cependant pas forcément mettre en danger. Le travail en laboratoire conduit bien sûr à des expérimentations de théâtre à la limite, voire à bousculer ces limites rassurantes. Mais n’est-ce pas en interrogeant les marges que l’on construit les formes théâtrales de demain ?

samedi 11 avril 2009


Rebâtir du commun avec de l'inconnu


Lettre ouverte au membres de la Communauté de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse

Chers collègues,

plusieurs d'entre vous m'ont demandé cette semaine pourquoi je m'étais mise en marge du "mouvement". C'est probablement ma façon d'être en colère. C'est certainement prendre du recul pour éviter de me radicaliser. Je suis en effet convaincue que nous avons perdu de vue un certain nombre de nos revendications de départ.
Quoi que l'on puisse penser de la LRU, et loin de moi l'idée de vouloir en faire l'apologie, elle a permis de fédérer les communautés universitaires autour de projets d'établissement forts. Les listes de candidats aux élections des différents conseils sont structurées autour des projets qu'elles portent respectivement pour leur université. Si le principe républicain d'égalité entre les universités françaises demeure, et cela grâce à notre mobilisation pour obtenir la révision du modèle de dotation budgétaire dit SYMPA, il n'est pas contradictoire avec l'affirmation de la spécificité identitaire de chacun des établissements supérieurs d'enseignement et de recherche. Cela fait bientôt deux ans que l'équipe présidentielle met une énergie incroyable à construire le projet d'établissement pour lequel elle a été mise en place. Ce projet d'établissement ne peut se construire qu'avec l'accord, le soutien et la participation de chacun en interne, et, à l'extérieur, avec la reconnaissance des autres institutions et partenaires localement, nationalement et internationalement.

Or que se passe-t-il en ce moment ?
En interne, le Congrès des élus vote des positions qui sont immédiatement remises au vote par les assemblées générales, et les résultats des scrutins des assemblées générales montrent à leur tour que la communauté est divisée en deux camps à peu près équivalents.
Vis-à-vis de l'extérieur, l'UAPV a lancé tout récemment une campagne de publicité autour du thème "Choisir Avignon pour son université". Le calendrier publicitaire coïncide malheureusement avec une période où ladite université ne délivre pas d'enseignements (en tout cas pas officiellement) et n'est pas sûre de pouvoir délivrer des dipômes. Certes, la campagne s'annonçait "décalée" dans son traitement du sujet. De ce point de vue, c'est effectivement réussi. A côté de cela, le Président est chargé de négocier au ministère, ainsi qu'auprès des collectivités territoriales, des investissements dans nos projets. Il rencontre les chefs d'entreprise pour les convaincre du bien-fondé d'embaucher les jeunes diplômés de l'UAPV. Il a beau être communiquant, il n'échappera à personne et surtout pas à ceux avec qui il négocie que la situation actuelle de l'université ne lui facilite pas la tâche. On peut encore ajouter l'annulation des Journées du Futur Bachelier. Et les étudiants Erasmus qui risquent de ne pas nous faire de publicité non plus en rentrant chez eux, en tout cas pas celle que l'on pourrait escompter. Bref, nous menons en ce moment deux stratégies contradictoires. En courant le risque de voir nos effectifs diminuer - sachant que nous sommes cette année à 6500 étudiants, en-deça du seuil des 7000 étudiants, et que chaque centaine d'étudiants compte - nous courons également le risque de voir notre dotation budgétaire diminuer puisqu'elle est pour partie fonction du nombre d'inscrits, et donc de perdre des postes de contractuels.
Or si je me suis engagée dans ce "mouvement" en février, c'était entre autres choses pour protester contre la diminution scandaleuse du budget de l'UAPV et les suppressions de postes.

J'entends bien que d'aucuns admirent telle ou telle autre Université pour ses prises de position. J'entends bien que la Sorbonne a tranché en décidant d'un semestre blanc qui serait donné à tous. Mais voilà, nous ne sommes pas la Sorbonne, ni telle ou telle Université. Nous sommes l'UAPV avec les spécificités, les points forts et les fragilités qui sont les nôtres. De même que nous avons un projet d'établissement original, il nous faut inventer nos propres modes d'action. Des modes d'action qui, si nous voulons rester crédibles, ne soient pas en contradiction avec notre projet d'établissement.

Actuellement, je ne sais pas ce vers quoi nous allons. J'espère simplement que, pour reprendre la définition qu'Hubert Colas donne de l'expérience théâtrale, nous saurons "[re]bâtir du commun avec de l'inconnu".

Bien à vous tous,

Florence March

mardi 9 décembre 2008


Un contrat singulier


À Samuel

Être ou ne pas être, telle est la question lancinante qui rythme le Hamlet tradapté par Marius von Mayenburg et mis en scène par Thomas Ostermeier pour le Festival d’Avignon 2008. Point de fantôme en ouverture, mais le célèbre monologue suivi des funérailles du roi Hamlet. Le hors champ shakespearien et la scène du cimetière, qui n’intervient qu’au dernier acte dans la tragédie source, se télescopent ici en guise d’exposition. La Cour d’honneur est en deuil, tout comme cette spectatrice que quelques heures seulement séparent d’un enterrement qui semble se poursuivre sur le plateau. La scène réfute, si besoin est, la vision petite-bourgeoise d’un théâtre divertissant au sens étymologique du terme. La devise shakespearienne gravée au fronton du Globe s'avère réversible : si « le monde est un théâtre », tout au théâtre ramène à la réalité, jusqu’à coïncider parfois exactement avec elle dans l’un de ces rares moments d’épiphanie. Le déplacement inaugural qui bouleverse la structure de la pièce provoque par ricochet chez la spectatrice, naguère actrice du rite funéraire auquel elle se retrouve brutalement confrontée, la sensation de ne pas être à sa place. Sa position hybride renvoie obliquement au malaise d’Hamlet, impliqué au premier chef dans l’enterrement de son père et néanmoins spatialement en marge de la cérémonie pour mieux marquer sa rupture avec la société de cour, corps social dont il est pourtant membre comme le trahit son embonpoint bonhomme. À la fois acteur et témoin, il a une fonction chorique d’emblée signalée par son utilisation de la caméra pour filmer son entourage, dont les images en gros plan sont projetées sur un rideau métallique.

Pour les deux mille spectateurs de la Cour d’honneur, la représentation théâtrale de l’enterrement prend une valeur itérative au sens que lui donne Genette : elle condense toute une série d’expériences vécues en une seule image scénique, symbolique, d’autant plus symbolique que le défunt a trépassé dans un espace-temps hors scène, antérieur au début de l’action. Funérailles d’un mort aux visages multiples. Pour cette spectatrice cependant, le télescopage temporel de la réalité et de la fiction gomme la dimension généralisante au profit d’une expérience singulière qui se voit immédiatement répétée sur scène. À rebours du contrat de spectacle collectif, où l’on voit représenté une fois ce qui s’est produit n fois, se construit un contrat singulier pour celle qui a l’impression d’assister une énième fois au même événement. Cette répétition ironique trouve un écho sur le plan sonore et visuel, lorsque la mélodie s’enraye et que les personnages s’enlisent dans la terre du cimetière, reproduisant mécaniquement les mêmes gestes sur les mêmes notes.

Si répétition il y a, elle est en effet parodique à plus d’un titre. D’une part, parce qu’un rite en déconstruit un autre, la cérémonie théâtrale traitant la cérémonie funèbre sur le mode burlesque, creusant l’écart entre le drame et sa mise en scène, entre les circonstances tragiques d’une mort contre nature et les effets comiques qui en sont tirés. D’autre part, du fait du rapport d’inversion qu’entretient la séquence muette aux accents keatoniens, qui se déroule autour d’un cercueil trop grand pour une fosse trop étroite, avec la situation vécue d’un cercueil bien trop petit pour la tombe, dont l’ouverture béante soulignait par contraste que l’événement n’était pas dans l’ordre des choses. Si le processus de déréalisation vise généralement à mettre la représentation à distance, dans ce cas précis c’est la représentation qui tente de tenir la réalité à distance, comme pour amorcer un travail de deuil accéléré, à l’image des films muets dont la mise en scène s’inspire.

Quelques jours après la dernière re- présentation, Ostermeier me confie : « sans le savoir, j’ai réinventé l’enterrement de Brejnev ». J’ignore s’il y avait des proches de Brejnev dans la Cour d’honneur cette semaine-là. Nul doute que la répétition burlesque de l’Histoire leur aurait paru bien singulière aussi. Dans ce cas, ce n’est plus la coïncidence temporelle, associée au caractère contre nature des événements réel et fictionnel, qui aurait induit la singularité du contrat, mais bien plutôt le mode burlesque, la rupture entre la nature de la situation et la manière dont elle est gérée. Si le burlesque avait en son temps fait irruption dans le rite funéraire de l’homme d’État, il réintègre le théâtre qui emprunte à son tour au réel. Vingt-six ans plus tard, la boucle est bouclée.

vendredi 10 octobre 2008



OPERA THEATRE D'AVIGNON
jeudi 16 octobre 2008 à 20h30

location : 04 90 82 81 40


CONCERT EXCEPTIONNEL POUR SAUVER L’ORCHESTRE LYRIQUE DE REGION AVIGNON-PROVENCE (OLRAP)

Avec le soutien et la participation des 27 orchestres français permanents
Sur scène, des centaines de musiciens, des solistes internationaux

- Le concert sera diffusé intégralement en direct sur la Place de l'Horloge à partir de 20h30 -

Thierry CAENS
Max BONNAY
Marc COPPEY
Patricia FERNANDEZ
David GRIMAL
Magali LEGER
Vahan MARDIROSSIAN
Nathalie MANFRINO
Bruno et Régis PASQUIER
Mikhaïl RUDY
Wojtek SMILEK
Elisabeth VIDAL...

Oeuvres de :
Berlioz, Tchaïkovski, Ravel, Bizet, Mahler, Rachmaninoff, Rossini, Verdi, Strauss, Saint-Saens, Brahms, Grieg, Stravinsky, De Falla, Gershwin, Piazzolla, Wagner, Fauré...

jeudi 2 octobre 2008


3 semaines pour sauver l'Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence (OLRAP)

A un mois et demi du Forum d'Avignon qui se tiendra du 16 au 18 novembre prochain sur le thème "Culture, facteur de croissance", alors qu'Avignon a vocation à devenir un pôle culturel d'envergure internationale, L'OLRAP est menacé de liquidation judiciaire.
Depuis un an que Jonathan Schiffman en assure la direction musicale, la fréquentation des concerts de l'Opéra a augmenté de 30%.

Pétition en ligne :
http://www.sauvonslolrap.canalblog.com/

Site de Jonathan Schiffman:
http://www.jonathanschiffman.com/

samedi 23 août 2008

Critique de Théâtre anglophone. De Shakespeare à Sarah Kane : l'envers du décor sur le site nonfiction. fr

http://www.nonfiction.fr/article-1420-p1-derriere_le_miroir.htm

jeudi 21 août 2008


Placement libre


Histoire d’un théâtre sans frontières


À Franck Bauchard… évidemment !
À tous les courageux qui ont bien voulu me suivre pour six heures de spectacle…


Ce pourrait être un hall d’attente dans un aéroport ou un grand hôtel, un plateau de télévision, un palais des congrès. C’est le décor multiforme et polyvalent conçu par Ivo van Hove pour camper les tragédies romaines au gymnase Gérard Philippe les 12, 13 et 14 juillet 2008 dans le cadre du Festival In d’Avignon. Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre par le Toneelgroep d’Amsterdam : six heures d’un spectacle qui défie toutes les conventions de la représentation théâtrale. Adaptogéniques par excellence, les pièces de Shakespeare constituent le matériau rêvé pour ce type d’aventure esthétique.

Les repères dans l’espace sont bousculés, les oppositions traditionnelles plateau / coulisses, scène / salle, espace théâtral / espace non théâtral, remises en question. Il n’y a pas de coulisses, les acteurs restant sur le plateau même lorsqu’ils ne jouent pas. Côté jardin, un salon de coiffure et de maquillage les accueille ponctuellement pour des retouches qui se font à vue. Ainsi, même l’espace privé des loges est dans une certaine mesure rendu public. Les techniciens sortent de l’ombre, la camerawoman arpente l’aire de jeu à la recherche du meilleur cadrage.

Si la dichotomie scène / salle se vérifie en début et en fin de spectacle, c’est pour mieux être abolie dans un partage des espaces dont la valeur transgressive elle-même est annulée par la voix off qui autorise, encourage régulièrement les spectateurs à sortir de l’immobilité, à changer de siège, à prendre place sur les sofas qui délimitent une multitude de petits salons sur le plateau, à rejoindre les stands de restauration légère, le poste d’accès à internet d’où ils peuvent surfer sur la toile et consulter leur messagerie électronique, l’espace presse, qui bordent l’aire de jeu sur trois côtés. Jamais la mention « placement libre » sur le billet ne s’était avérée à ce point auparavant. De leur côté, les comédiens font intrusion dans les gradins. Ainsi les tribuns apostrophent Coriolan depuis la salle, identifiant du même coup le public à la plèbe et le faisant destinataire oblique de la colère du guerrier tout au long de la pièce, comme le texte shakespearien y invite par d’autres biais. Brutus, puis Antoine, filent le procédé dans Jules César lorsqu’ils haranguent tour à tour la foule des spectateurs : « Romains, écoutez-moi et faites silence ».

La dernière tragédie enfin, interroge la notion d’espace théâtral lorsque Enobarbus quitte le gymnase pour se donner en spectacle dans la rue, sur le trottoir, suivi par la camerawoman qui filme les images retransmises en direct sur grand écran dans la salle. Cette représentation sans frontières, qui franchit les murs du bâtiment où l’on avait la prétention de la contenir, donne tout son sens à la devise inscrite par le barde au fronton du Globe : « totus mundus agit histrionem ». Ici, pas d’endroit ni d’envers du décor, pas de dedans ni de dehors, le théâtre est partout, envahit tout.

Au cœur du dispositif, le spectateur se trouve physiquement intégré à l’espace de l’objet représenté, au point de faire lui-même l’objet d’une représentation écranique. Une actrice offre un tic-tac à l’une de mes étudiantes assise à côté d’elle sur un sofa et cet échange, capté dans l’angle du viseur de la caméra, est projeté sur le grand écran. Le procédé ne participe donc pas d’une volonté illusionniste de gommer le mode, les techniques, l’acte même de la représentation. Le spectateur a au contraire accès, depuis l’intérieur, à tous les mécanismes de représentation à l’œuvre. C’est précisément cette proximité qui empêche l’identification à l’objet représenté et induit paradoxalement la distance nécessaire à la construction d’une pensée critique. Le théâtre a beau être partout, la mise en scène rompt perpétuellement toute continuité entre le réel et le représenté, privilégiant les stratégies d’indirection, d’éclatement et de dissémination.

Ouverte, accueillante, la mise en scène d’Ivo van Hove l’est aussi vis-à-vis d’autres modes de représentation, de media plus anciens telles la télévision et la vidéo et de nouvelles technologies comme internet. Chaque petit salon est organisé autour d’un écran de télévision sur lequel acteurs et spectateurs suivent en direct l’action théâtrale, également retransmise sur grand écran pour les spectateurs assis dans les gradins. D’autres postes de télévision diffusent silencieusement actualités ou moments historiques qui résonnent étrangement avec l’intrigue en train de se jouer. Divers panneaux lumineux informent le public de l’actualité politique nationale et internationale au fur et à mesure que les dépêches AFP tombent : « le gouvernement envisage l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs », « Sarkozy réaffirme son soutien à l’armée », « la Pologne ne fera pas obstacle à la ratification du traité de Lisbonne », de l’actualité dramatique systématiquement convertie en temps réel : « Il reste x minutes avant la mort de Coriolan, x minutes avant la mort de Cassius, x minutes avant la mort de César », du temps qu’il reste à courir avant le prochain changement de décor, ou encore des messages postés sur internet par les spectateurs durant le spectacle : « Quel est le lieu de théâtre de la démocratie, Avignon ? ». À cela, il faut bien entendu ajouter le surtitrage en Français. Il en résulte une surmédiatisation du plateau, une juxtaposition d’affichages en tous genres, une démultiplication du verbe et de l’image.

L’abolition des frontières en faveur d’un seul espace-temps de représentation, continu et sans limites, se double donc d’un processus inverse de fragmentation de l’aire de jeu en de multiples microcosmes, à la façon du décor médiéval à mansions, et d’éclatement temporel, puisque temps dramatique et temps réel se superposent et se télescopent constamment. L’objet représenté sur scène se trouve lui-même démultiplié sur les écrans, entraînant une dissémination des regards et une déconstruction de l’entité du public au profit d’un parcours spectatoriel individuel, qu’il appartient à chacun de construire au fil de la représentation.

Ivo van Hove raconte plusieurs choses en même temps et chaque chose de plusieurs manières simultanément. Le spectacle tresse ainsi une multiplicité de fils narratifs qui appellent un regard et une écoute pluriels, invitent à croiser les approches dans une mise en perspective critique. Depuis les gradins, le regard jouit d’une très grande liberté, balayant l’espace qui se construit comme un vaste plan séquence. Depuis les sofas du plateau, le spectateur enchaîne les plans rapprochés qui guident son œil de façon plus ou moins tyrannique. Mais il ne s’agit pas tant de choisir entre ces deux modes de perception que de les conjuguer, à l’instar de la mise en scène : les images scéniques intègrent les images filmiques qui prennent elles-mêmes pour objet les images scéniques ou tout au moins leur font écho. Les plans séquences incluent les plans rapprochés dans une superposition de perspectives interactive, comme si le spectateur cliquait sur un détail de l’image pour le grossir sans que l’image de fond disparaisse. Cette mise en scène sur le mode interactif ne laisse pas d’évoquer la configuration type d’une page web : les panneaux d’information encadrant le plateau sont autant d’onglets dans la barre de menu, les écrans et les multiples aires de jeu autant de fenêtres qui s’ouvrent dans le champ de vision du spectateur-surfer. Sur le plateau d’Ivo van Hove, la théâtralité des tragédies romaines s’exprime par une approche intermédiale, par une écriture scénique poreuse aux pratiques culturelles contemporaines du public, qui s’élabore dans la friction de différents modes de représentation.

Le théâtre permet de revisiter les media, anciens et nouveaux, qu’il met en scène, les sortant de la vie quotidienne du spectateur dont ils font désormais partie intégrante pour lui faire reprendre conscience de leur présence – et c’est bien là le véritable sens de la re(-)présentation. Mis en scène en effet, l’écran de télévision perd sa transparence pour retrouver son statut d’objet. L’attention se porte sur le medium autant que sur l’image à laquelle il donne accès. Lorsque Brutus et Antoine se succèdent à la tribune, transformant la représentation théâtrale en meeting politique, leur morceau de bravoure est cadré en direct sur grand écran, tandis qu’un petit écran diffuse en fond de scène le discours télévisé d’un homme politique bien connu. Mises en perspectives, convergences et différences de cadrage incitent le public à réévaluer de manière critique le fonctionnement des media (re)présentés, à démonter les codes qui leur sont propres, alors même que leur combinaison et leur complémentarité sur le plateau fait la force et la richesse de cette mise en scène.

Inversement, le frottement, la porosité mutuelle de ces différents modes de représentation invitent à repenser le phénomène théâtral dans sa globalité. Pour nombre de spectateurs, la première tragédie, Coriolan, se solde par un éparpillement du regard, un émiettement de l’attention, un véritable zapping théâtral. Ce temps d’adaptation peut surprendre : le spectateur semble se livrer à une expérience théâtrale inédite alors même que la représentation prend forme et sens dans un environnement qui se veut au plus près de son expérience quotidienne, sans verser pour autant dans ce qui pourrait être une nouvelle esthétique réaliste. Familier d’une réalité surmédiatisée qui le sollicite en permanence dans toutes les directions, il a l’habitude de capter simultanément une masse d’informations à traiter. Question de génération ? Force est de constater, en effet, que mes étudiants naviguent très vite au cœur du dispositif avec beaucoup d’aisance. Mais la déroute initiale d’une partie du public prête plutôt à penser que l’écart entre le spectacle et ses horizons d’attente est immense, au point d’en être inconfortable, déstabilisant. Alors, la mise en scène d’Ivo van Hove pointe-t-elle une faille ? un fossé entre la réalité quotidienne du spectateur et la réalité de la scène actuelle ? Si fossé il y a, ce spectacle vient le combler de manière efficace et convaincante.

Tout l’art du Toneelgroep consiste à rediriger habilement les attentes du public en lui proposant un contrat de spectacle ambitieux, résumé en deux mots discrets et apparemment convenus sur le billet d’entrée : « placement libre ». Au spectateur d’inventer son propre parcours dans ce dédale d’images et d’informations, de découvrir la meilleure perspective pour lui, de structurer son point de vue au propre et au figuré, visuel et intellectuel. Six heures ne sont pas de trop pour trouver sa place dans le spectacle, pour apprendre à construire son regard, en toute liberté. Avec Ivo van Hove, le placement libre n’est autre qu’une métaphore pour la responsabilisation du regard. Le metteur en scène flamand attend donc un engagement fort du public, ainsi que des comédiens qui, pour chaque représentation, doivent renégocier une configuration toujours nouvelle de l’espace, habité toujours différemment, et créer d’autres formes d’interactivité. La relation théâtrale entre regardés et regardants prend alors tout son sens.