Réinventer le protocole de la fin (1)
À Yashi, Oxfordgirl et les autres…
À Agnès, dont la pensée nous a habités
À Agnès, dont la pensée nous a habités
Il y a des situations de théâtre dans lesquelles le public s’octroie le droit de changer les codes unilatéralement, parce que les spectateurs ont soudain collectivement l’intuition que seul un écart par rapport aux usages établis peut rendre compte de ce qu’ils ont profondément ressenti.
Renoncer aux applaudissements de la fin – ou à leur envers, sifflets et huées – ce n’est pas seulement penser une nouvelle façon d’accueillir un spectacle, c’est réinventer le sens de la clôture. Resémantisé, le geste du public ne marque plus un seuil, une transition entre fiction et réalité. La marge devient événement, la fin se mue en prolongement, la réception se confond avec la création.
Du 24 au 27 juillet 2009, Eli Commins présente à la Chartreuse le deuxième volet de son projet Breaking, consacré cette fois-ci à la crise iranienne déclenchée par les élections du 12 juin. Au croisement de l’information et de la fiction, de l’Histoire et des histoires, le spectacle réagence des témoignages collectés sur le réseau social Twitter, en passe de devenir le premier media du monde. Il les met en œuvre à tous les sens du terme.
La lecture-performance s’appuie sur un dispositif immersif. Les spectateurs pénètrent dans une salle obscure, l’absence de frontière lumineuse signalant d’emblée l’absence de frontière spatiale. Ils s’étendent sur des tapis, sous un grand écran fixé à l’horizontale, à un mètre du sol. Le caractère immersif du dispositif entre en tension avec des stratégies de distanciation, puisqu’à cette hauteur la trame de l’écran est visible, de même que les pixels des images qui défilent. Dans l’impossibilité d’embrasser l’écran d’un seul regard, le spectateur se trouve contraint de reconstruire l’image à partir de fragments flous que son œil va chercher au hasard. Sa vision prend forme un peu comme celle des témoins iraniens qui livrent sur le web quelques secondes d’un film capturé à l'insu des autorités, quelques caractères (140 au maximum) postés sur Twitter, carottant l’événement dont ils prélèvent une multiplicité d’échantillons et de gros plans. Il en résulte une mosaïque de points de vue, une polyphonie rendue par un mélange de voix in et off, qui se font écho, se superposent, se complètent ou se contredisent, de sorte que l’oreille du spectateur doit également construire son chemin dans le dispositif sonore.
À quelques instants de la fin, l’auteur-performeur annonce simplement que Yashi, qui devait entrer en contact avec nous, reste injoignable. La veille, il avait posté un message sur Twitter, s’excusant de ne pas avoir réussi à trouver une connexion fiable. La performance s’achève donc sur une lacune, une ellipse, qu’un début d’applaudissements a pour velléité de combler. « Marg bar dictator » ! Le slogan persan claque derrière moi, immédiatement repris latéralement, des spectateurs iraniens prenant instinctivement le relais de la voix absente. Les mains s’arrêtent de battre. Le silence s’installe, lourd, profond. Un silence solidaire. Une communion. Un geste collectif qui s’inscrit dans le processus même de création et le prolonge, substituant au point final des points de suspension, selon l’expression de Georges Banu.(1) En ce 25 juillet, journée mondiale d’action pour soutenir le peuple iranien, le public s’est approprié l’événement théâtral jusqu’à fusionner avec lui. Plus qu’un partage, c’est un engagement.
Le titre de Breaking n’aura jamais été aussi polysémique qu’en cette représentation particulière. Au-delà de l’allusion à l’expression « breaking news » qui signale le matériau médiatique, de la dimension pionnière d’une performance qui se propose de repousser les frontières de l’événement théâtral pour lui inventer d’autres horizons, le titre marque a posteriori la rupture avec le protocole de la fin.
(1) « Penser les saluts comme un point final, c’est restaurer sans ménagement l’autorité du réel et s’interdire l’incertitude des points de suspension », in « Les Saluts ou le protocole de la fin », Georges Banu, Miniatures théoriques. Repères pour un paysage de la scène moderne, coll. « Le Temps du théâtre, Actes Sud, Arles, 2009, p. 143.
Renoncer aux applaudissements de la fin – ou à leur envers, sifflets et huées – ce n’est pas seulement penser une nouvelle façon d’accueillir un spectacle, c’est réinventer le sens de la clôture. Resémantisé, le geste du public ne marque plus un seuil, une transition entre fiction et réalité. La marge devient événement, la fin se mue en prolongement, la réception se confond avec la création.
Du 24 au 27 juillet 2009, Eli Commins présente à la Chartreuse le deuxième volet de son projet Breaking, consacré cette fois-ci à la crise iranienne déclenchée par les élections du 12 juin. Au croisement de l’information et de la fiction, de l’Histoire et des histoires, le spectacle réagence des témoignages collectés sur le réseau social Twitter, en passe de devenir le premier media du monde. Il les met en œuvre à tous les sens du terme.
La lecture-performance s’appuie sur un dispositif immersif. Les spectateurs pénètrent dans une salle obscure, l’absence de frontière lumineuse signalant d’emblée l’absence de frontière spatiale. Ils s’étendent sur des tapis, sous un grand écran fixé à l’horizontale, à un mètre du sol. Le caractère immersif du dispositif entre en tension avec des stratégies de distanciation, puisqu’à cette hauteur la trame de l’écran est visible, de même que les pixels des images qui défilent. Dans l’impossibilité d’embrasser l’écran d’un seul regard, le spectateur se trouve contraint de reconstruire l’image à partir de fragments flous que son œil va chercher au hasard. Sa vision prend forme un peu comme celle des témoins iraniens qui livrent sur le web quelques secondes d’un film capturé à l'insu des autorités, quelques caractères (140 au maximum) postés sur Twitter, carottant l’événement dont ils prélèvent une multiplicité d’échantillons et de gros plans. Il en résulte une mosaïque de points de vue, une polyphonie rendue par un mélange de voix in et off, qui se font écho, se superposent, se complètent ou se contredisent, de sorte que l’oreille du spectateur doit également construire son chemin dans le dispositif sonore.
À quelques instants de la fin, l’auteur-performeur annonce simplement que Yashi, qui devait entrer en contact avec nous, reste injoignable. La veille, il avait posté un message sur Twitter, s’excusant de ne pas avoir réussi à trouver une connexion fiable. La performance s’achève donc sur une lacune, une ellipse, qu’un début d’applaudissements a pour velléité de combler. « Marg bar dictator » ! Le slogan persan claque derrière moi, immédiatement repris latéralement, des spectateurs iraniens prenant instinctivement le relais de la voix absente. Les mains s’arrêtent de battre. Le silence s’installe, lourd, profond. Un silence solidaire. Une communion. Un geste collectif qui s’inscrit dans le processus même de création et le prolonge, substituant au point final des points de suspension, selon l’expression de Georges Banu.(1) En ce 25 juillet, journée mondiale d’action pour soutenir le peuple iranien, le public s’est approprié l’événement théâtral jusqu’à fusionner avec lui. Plus qu’un partage, c’est un engagement.
Le titre de Breaking n’aura jamais été aussi polysémique qu’en cette représentation particulière. Au-delà de l’allusion à l’expression « breaking news » qui signale le matériau médiatique, de la dimension pionnière d’une performance qui se propose de repousser les frontières de l’événement théâtral pour lui inventer d’autres horizons, le titre marque a posteriori la rupture avec le protocole de la fin.
(1) « Penser les saluts comme un point final, c’est restaurer sans ménagement l’autorité du réel et s’interdire l’incertitude des points de suspension », in « Les Saluts ou le protocole de la fin », Georges Banu, Miniatures théoriques. Repères pour un paysage de la scène moderne, coll. « Le Temps du théâtre, Actes Sud, Arles, 2009, p. 143.
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