jeudi 21 août 2008


Placement libre


Histoire d’un théâtre sans frontières


À Franck Bauchard… évidemment !
À tous les courageux qui ont bien voulu me suivre pour six heures de spectacle…


Ce pourrait être un hall d’attente dans un aéroport ou un grand hôtel, un plateau de télévision, un palais des congrès. C’est le décor multiforme et polyvalent conçu par Ivo van Hove pour camper les tragédies romaines au gymnase Gérard Philippe les 12, 13 et 14 juillet 2008 dans le cadre du Festival In d’Avignon. Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre par le Toneelgroep d’Amsterdam : six heures d’un spectacle qui défie toutes les conventions de la représentation théâtrale. Adaptogéniques par excellence, les pièces de Shakespeare constituent le matériau rêvé pour ce type d’aventure esthétique.

Les repères dans l’espace sont bousculés, les oppositions traditionnelles plateau / coulisses, scène / salle, espace théâtral / espace non théâtral, remises en question. Il n’y a pas de coulisses, les acteurs restant sur le plateau même lorsqu’ils ne jouent pas. Côté jardin, un salon de coiffure et de maquillage les accueille ponctuellement pour des retouches qui se font à vue. Ainsi, même l’espace privé des loges est dans une certaine mesure rendu public. Les techniciens sortent de l’ombre, la camerawoman arpente l’aire de jeu à la recherche du meilleur cadrage.

Si la dichotomie scène / salle se vérifie en début et en fin de spectacle, c’est pour mieux être abolie dans un partage des espaces dont la valeur transgressive elle-même est annulée par la voix off qui autorise, encourage régulièrement les spectateurs à sortir de l’immobilité, à changer de siège, à prendre place sur les sofas qui délimitent une multitude de petits salons sur le plateau, à rejoindre les stands de restauration légère, le poste d’accès à internet d’où ils peuvent surfer sur la toile et consulter leur messagerie électronique, l’espace presse, qui bordent l’aire de jeu sur trois côtés. Jamais la mention « placement libre » sur le billet ne s’était avérée à ce point auparavant. De leur côté, les comédiens font intrusion dans les gradins. Ainsi les tribuns apostrophent Coriolan depuis la salle, identifiant du même coup le public à la plèbe et le faisant destinataire oblique de la colère du guerrier tout au long de la pièce, comme le texte shakespearien y invite par d’autres biais. Brutus, puis Antoine, filent le procédé dans Jules César lorsqu’ils haranguent tour à tour la foule des spectateurs : « Romains, écoutez-moi et faites silence ».

La dernière tragédie enfin, interroge la notion d’espace théâtral lorsque Enobarbus quitte le gymnase pour se donner en spectacle dans la rue, sur le trottoir, suivi par la camerawoman qui filme les images retransmises en direct sur grand écran dans la salle. Cette représentation sans frontières, qui franchit les murs du bâtiment où l’on avait la prétention de la contenir, donne tout son sens à la devise inscrite par le barde au fronton du Globe : « totus mundus agit histrionem ». Ici, pas d’endroit ni d’envers du décor, pas de dedans ni de dehors, le théâtre est partout, envahit tout.

Au cœur du dispositif, le spectateur se trouve physiquement intégré à l’espace de l’objet représenté, au point de faire lui-même l’objet d’une représentation écranique. Une actrice offre un tic-tac à l’une de mes étudiantes assise à côté d’elle sur un sofa et cet échange, capté dans l’angle du viseur de la caméra, est projeté sur le grand écran. Le procédé ne participe donc pas d’une volonté illusionniste de gommer le mode, les techniques, l’acte même de la représentation. Le spectateur a au contraire accès, depuis l’intérieur, à tous les mécanismes de représentation à l’œuvre. C’est précisément cette proximité qui empêche l’identification à l’objet représenté et induit paradoxalement la distance nécessaire à la construction d’une pensée critique. Le théâtre a beau être partout, la mise en scène rompt perpétuellement toute continuité entre le réel et le représenté, privilégiant les stratégies d’indirection, d’éclatement et de dissémination.

Ouverte, accueillante, la mise en scène d’Ivo van Hove l’est aussi vis-à-vis d’autres modes de représentation, de media plus anciens telles la télévision et la vidéo et de nouvelles technologies comme internet. Chaque petit salon est organisé autour d’un écran de télévision sur lequel acteurs et spectateurs suivent en direct l’action théâtrale, également retransmise sur grand écran pour les spectateurs assis dans les gradins. D’autres postes de télévision diffusent silencieusement actualités ou moments historiques qui résonnent étrangement avec l’intrigue en train de se jouer. Divers panneaux lumineux informent le public de l’actualité politique nationale et internationale au fur et à mesure que les dépêches AFP tombent : « le gouvernement envisage l’interdiction de la vente d’alcool aux mineurs », « Sarkozy réaffirme son soutien à l’armée », « la Pologne ne fera pas obstacle à la ratification du traité de Lisbonne », de l’actualité dramatique systématiquement convertie en temps réel : « Il reste x minutes avant la mort de Coriolan, x minutes avant la mort de Cassius, x minutes avant la mort de César », du temps qu’il reste à courir avant le prochain changement de décor, ou encore des messages postés sur internet par les spectateurs durant le spectacle : « Quel est le lieu de théâtre de la démocratie, Avignon ? ». À cela, il faut bien entendu ajouter le surtitrage en Français. Il en résulte une surmédiatisation du plateau, une juxtaposition d’affichages en tous genres, une démultiplication du verbe et de l’image.

L’abolition des frontières en faveur d’un seul espace-temps de représentation, continu et sans limites, se double donc d’un processus inverse de fragmentation de l’aire de jeu en de multiples microcosmes, à la façon du décor médiéval à mansions, et d’éclatement temporel, puisque temps dramatique et temps réel se superposent et se télescopent constamment. L’objet représenté sur scène se trouve lui-même démultiplié sur les écrans, entraînant une dissémination des regards et une déconstruction de l’entité du public au profit d’un parcours spectatoriel individuel, qu’il appartient à chacun de construire au fil de la représentation.

Ivo van Hove raconte plusieurs choses en même temps et chaque chose de plusieurs manières simultanément. Le spectacle tresse ainsi une multiplicité de fils narratifs qui appellent un regard et une écoute pluriels, invitent à croiser les approches dans une mise en perspective critique. Depuis les gradins, le regard jouit d’une très grande liberté, balayant l’espace qui se construit comme un vaste plan séquence. Depuis les sofas du plateau, le spectateur enchaîne les plans rapprochés qui guident son œil de façon plus ou moins tyrannique. Mais il ne s’agit pas tant de choisir entre ces deux modes de perception que de les conjuguer, à l’instar de la mise en scène : les images scéniques intègrent les images filmiques qui prennent elles-mêmes pour objet les images scéniques ou tout au moins leur font écho. Les plans séquences incluent les plans rapprochés dans une superposition de perspectives interactive, comme si le spectateur cliquait sur un détail de l’image pour le grossir sans que l’image de fond disparaisse. Cette mise en scène sur le mode interactif ne laisse pas d’évoquer la configuration type d’une page web : les panneaux d’information encadrant le plateau sont autant d’onglets dans la barre de menu, les écrans et les multiples aires de jeu autant de fenêtres qui s’ouvrent dans le champ de vision du spectateur-surfer. Sur le plateau d’Ivo van Hove, la théâtralité des tragédies romaines s’exprime par une approche intermédiale, par une écriture scénique poreuse aux pratiques culturelles contemporaines du public, qui s’élabore dans la friction de différents modes de représentation.

Le théâtre permet de revisiter les media, anciens et nouveaux, qu’il met en scène, les sortant de la vie quotidienne du spectateur dont ils font désormais partie intégrante pour lui faire reprendre conscience de leur présence – et c’est bien là le véritable sens de la re(-)présentation. Mis en scène en effet, l’écran de télévision perd sa transparence pour retrouver son statut d’objet. L’attention se porte sur le medium autant que sur l’image à laquelle il donne accès. Lorsque Brutus et Antoine se succèdent à la tribune, transformant la représentation théâtrale en meeting politique, leur morceau de bravoure est cadré en direct sur grand écran, tandis qu’un petit écran diffuse en fond de scène le discours télévisé d’un homme politique bien connu. Mises en perspectives, convergences et différences de cadrage incitent le public à réévaluer de manière critique le fonctionnement des media (re)présentés, à démonter les codes qui leur sont propres, alors même que leur combinaison et leur complémentarité sur le plateau fait la force et la richesse de cette mise en scène.

Inversement, le frottement, la porosité mutuelle de ces différents modes de représentation invitent à repenser le phénomène théâtral dans sa globalité. Pour nombre de spectateurs, la première tragédie, Coriolan, se solde par un éparpillement du regard, un émiettement de l’attention, un véritable zapping théâtral. Ce temps d’adaptation peut surprendre : le spectateur semble se livrer à une expérience théâtrale inédite alors même que la représentation prend forme et sens dans un environnement qui se veut au plus près de son expérience quotidienne, sans verser pour autant dans ce qui pourrait être une nouvelle esthétique réaliste. Familier d’une réalité surmédiatisée qui le sollicite en permanence dans toutes les directions, il a l’habitude de capter simultanément une masse d’informations à traiter. Question de génération ? Force est de constater, en effet, que mes étudiants naviguent très vite au cœur du dispositif avec beaucoup d’aisance. Mais la déroute initiale d’une partie du public prête plutôt à penser que l’écart entre le spectacle et ses horizons d’attente est immense, au point d’en être inconfortable, déstabilisant. Alors, la mise en scène d’Ivo van Hove pointe-t-elle une faille ? un fossé entre la réalité quotidienne du spectateur et la réalité de la scène actuelle ? Si fossé il y a, ce spectacle vient le combler de manière efficace et convaincante.

Tout l’art du Toneelgroep consiste à rediriger habilement les attentes du public en lui proposant un contrat de spectacle ambitieux, résumé en deux mots discrets et apparemment convenus sur le billet d’entrée : « placement libre ». Au spectateur d’inventer son propre parcours dans ce dédale d’images et d’informations, de découvrir la meilleure perspective pour lui, de structurer son point de vue au propre et au figuré, visuel et intellectuel. Six heures ne sont pas de trop pour trouver sa place dans le spectacle, pour apprendre à construire son regard, en toute liberté. Avec Ivo van Hove, le placement libre n’est autre qu’une métaphore pour la responsabilisation du regard. Le metteur en scène flamand attend donc un engagement fort du public, ainsi que des comédiens qui, pour chaque représentation, doivent renégocier une configuration toujours nouvelle de l’espace, habité toujours différemment, et créer d’autres formes d’interactivité. La relation théâtrale entre regardés et regardants prend alors tout son sens.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Il est vraiment agréable de lire un article qui exprime clairement et rationalise ce que j'ai ressenti lors de la représentation.
Ce fut vraiment pour moi une expérience enrichissante et l'amorce d'une reflexion plus poussée sur ce qu'est le théâtre à l'heure actuelle et son rôle.
Merci pour cet article, mais avant tout pour nous avoir suggéré ce spectacle que nous aurions probablement fuit par ailleurs!

Anonyme a dit…

A propos d'expérience curieuse, vu hier à Paris, Théâtre du MOntparnasse, Claude Rich dans "Le diable rouge" (c'est pas du théatre intello, c'est du privé de bonne qualité, mais bon...). Un acteur terriblement fatigué, qui a joué deux fois dans la journée la même partition. DU coup, il bafouille (un retentissant "il se caparaçonne"... un nouveau verbe, dans doute), mélange les noms (une curieuse évocation de Turenne), bute sur les phrases, en se rattrapant habilement. A l'opéra, il se serait peut être fait siffler.
AU théâtre, non. Mais allez-y, le spectacle vaut le coup (Geneviève Casille, superbe).

Florence March a dit…

Merci beaucoup pour cette information !

Anonyme a dit…

Je vous en prie. que pensez-vous de la comparaison acteur de théâtre / chanteur d'opéra ? j'aimerais vous lire sur ce point !

Florence March a dit…

Très franchement je ne suis pas compétente en matière d'opéra et serais bien en peine d'esquisser la comparaison demandée. Théâtre et opéra sont deux arts bien distincts et tous deux fort complexes, qui font appel à des codes différents et s'adressent à des publics différents. Je ne suis pas certaine d'ailleurs que l'on puisse procéder à une comparaison rigoureuse et significative de l'acteur de théâtre et du chanteur d'opéra. Mais je reste ouverte à toutes sortes d'hypothèses et si vous avez des idées sur le sujet, elles m'intéressent bien évidemment.

Anonyme a dit…

L'opéra est classiquement défini comme un art total, qui ne donne de spectacles vraiment réussis que si la musique (l'orchestre), les voix, les décors, et le jeu (la mise en scène) sont au rendez-vous. En un sens, et sans vous blesser, l'acteur de théatre est "contenu" dans le meilleur chanteur d'opéra.

ce qui m'intéresse, par rapport à votre problématique, c'est le "contrat" que passe le chanteur ou l'acteur de théatre avec le public. En tant que membre du public, j'ai, personnellement, une manière très analytique, très technique, d'apprécier la prestation d'un acteur et je pense que je suis "déformé" par mon approche du lyrique. je regarde si la prosodie est bonne, comment la projection de la voix, ou le timbre, tout simplement, sont utilisés. Si l'acteur bafouille, comme le pauvre claude rich l'autre soir, c'est un peu comme un chanteur qui se plante, pas sur le texte, car tout le monde s'en fiche à l'opéra, mais sur une note.

je ne m'explique toutefois pas pourquoi on ne siffle jamais d'acteurs de théatre, alors que des chanteurs d'opéra le sont régulièrement. Les metteurs en scène aussi, dans les deux cas, et c'est bien fait ;-].

Mais pour les acteurs / chanteurs, il n'y a au fond aucune raison, car le "contrat" avec le public est largement le même. Est-ce dû à une différence de public ? Est-ce dû à la médiation de la voix qui crée une barrière... qui justifie qu'on la violente, alors que la parole nue de l'acteur de théatre fzait que, si on le siffle, c'est sa personne que l'on siffle, et non sa voix. je ne sais. mais la question est passionnante. Et je ne veux pas croire que cela soit uniquement une question de différence de publics, le public de l'opéra étant mal élevé, là où celui du théâtre serait plus respectueux... quoique !

Florence March a dit…

Message pour l'amoureux de la Corse :

je vous signale le jeudi 9 octobre prochain au théâtre de St Quentin en Yvelines une représentation unique d'un opéra mis en scène par Ludovic Lagarde : "Massacre", adapté de l'oeuvre dramatique de Christopher Marlowe. L'opéra, créé le 20 septembre dernier à Porto a eu une excellente critique et illustre parfaitement la définition d'art total en faisant intervenir aussi la danse et les nouvelles technologies (notamment la vidéo).

Anonyme a dit…

merci ! mais je suis assez loin des Yvelines... hélas.

Et j'avoue que j'ai du mal avec l'opéra contemporain. La plupart du temps, la musique et les voix sont dévoyées au profit du théâtre. C'est très dur de renouveler ce genre si particulier, c'est certain. Et des conservateurs en mon genre n'aident pas, c'est certain aussi ;-]]]

mais merci de l'information. Vous y allez ? On aura un compte rendu ?