vendredi 9 septembre 2011

UNIVENE
"De l'université à l'événement culturel"

 le site web UNIVENE ("De l'université à l'événement culturel"), visant à faciliter les contacts entre les universitaires et le monde culturel, est à présent opérationnel  à l'adresse suivante:

www.univene.fr  

Ce site est ouvert à  toutes les institutions culturelles et à tous les universitaires de France qui travaillent en arts, langues, lettres, sciences humaines et sociales et qui souhaitent communiquer sur leurs recherches auprès du grand public.

Grâce à ce site, les théâtres, les organisateurs de festival, les metteurs en scène, les exploitants de salle de cinéma, les éditeurs de DVD,  les radios, la presse, les services culturels des collectivités, les associations culturelles, etc. pourront trouver des spécialistes universitaires pour enrichir des  articles, des dossiers culturels/pédagogiques, des bonus de DVD ou des outils de communication (programmes, feuilles de salle...), être conseillés sur des mises en scène, monter des actions grand public, des débats, des tables rondes, des conférences, etc.
De même, les universitaires pourront trouver plus facilement  des interlocuteurs appartenant au monde artistique et culturel pour intervenir lors de cours, soirées grand public, séminaires, journées d'étude, colloques... 
Les actions culturelles concrétisées grâce à UNIVENE seront également publiées sur le site.

Un grand merci à Sarah Hatchuel pour cette belle initiative, aux universités du Havre, de Rouen et de Caen !

jeudi 21 juillet 2011

Au moins j'aurai laissé un beau cadavre



d'après Hamlet de Shakespeare, mis en scène par Vincent Macaigne, 9-18 juillet 2011, cloître des Carmes, création au Festival d'Avignon


 Le spectateur arrive in medias res : les comédiens sont déjà sur scène, chantent, dansent, frappent des mains et vous invitent à les rejoindre. Le rituel a déjà commencé dans le cloître des Carmes transformé en une sorte de temple psychédélique. Le plateau est couvert d'un gazon sale, pelé, jonché de déchets et de couronnes mortuaires, et d'une bâche blanche souillée. Devant, au pied d'une croix blanche barrée d'un filet de sang, deux crânes humains, un furet empaillé où l'esprit d'Hamlet senior semble avoir trouvé refuge, et un bassin d'eau fangeuse dans lequel flotte un cadavre : celui, singulier, du roi assassiné ; celui, métonymique, proleptique, de tous ceux qui meurent par noyade à la fin ; celui, mystérieux, provocant, du titre qui sonne un peu comme un cadavre exquis, ce jeu littéraire collectif et surréaliste. Au fond, les arches du cloître abritent des tables dressées pour un festin, des distributeurs de boissons coiffés de trophées sportifs et d'autres couronnes mortuaires, de grands drapeaux français, danois et européen. Côté cour, des vitrines contenant des curiosités, un squelette, d'autres trophées. Côté jardin, un piano, un grand crucifix, un escalier en colimaçon menant à un préfabriqué surmonté d'une enseigne lumineuse : "il n'y aura pas de miracles ici". C'est clair. Un parfum d'encens flotte dans l'air.

Les comédiens insistent, se font plus pressants : des spectateurs se joignent à eux, dont certains se jetteront dans le bassin. Tout le monde est invité à reprendre le même refrain en boucle : "Dans ma jeunesse il me semblait qu'il était bien doux d'abréger le temps...", un extrait de la chanson du fossoyeur à l'acte 5, scène 1 d'Hamlet dans la traduction de François-Victor Hugo. Il s'agit également de clamer en chœur "Fossoyeur !", suivant l'injonction du même personnage shakespearien  : "et la prochaine fois qu'on vous posera cette question, répondez : 'Le fossoyeur'" (5.1.51-52). C'est donc par la fin que l'on entre dans la pièce, Macaigne prenant Hamlet à rebours. L'acte 5, scène 1 de la tragédie de la Renaissance privilégie le mode burlesque au sens littéraire du terme, les fossoyeurs traitant de la mort avec humour et désinvolture alors même qu'ils creusent la tombe d'Ophélie. À travers cette référence, Macaigne nous donne la clé de son projet artistique, car c'est bien sur le mode burlesque qu'il choisit de traiter la tragédie toute entière.

On mentionnera, entre autres, Claudius, déguisé en banane et arrivant en retard à ses propres noces, Hamlet en culottes courtes hurlant "j'ai quatre ans, caca boudin !", Ophélie regrettant de ne pas aller manger des hamburgers avec son amoureux. Roger Roger, "le meilleur acteur du monde", chie dans son froc. Tels Adam et Ève dans un jardin d'Eden décadent, Claudius et Gertrude nus traversent la pelouse dépotoir pour aller forniquer dans la fosse à purin. Les personnages finissent d'ailleurs par y tomber les uns après les autres, la boue se transformant ironiquement en paillettes dorées en séchant sur leurs vêtements. Et lorsque, dans la deuxième partie, la fange brillante a disparu, on souffle du haut du cloître une volée de paillettes qui tourbillonnent et viennent se coller aux costumes maculés de sang. Comme pour confirmer qu'il règne sur une cour bling-bling, Claudius se défait un à un de ses vêtements de marque et accessoires de luxe, dont une montre qui rappelle la fameuse Rolex de Séguéla, en annonçant leur prix au fur et à mesure. Puis il viole Ophélie sur les créneaux de son château gonflable en plastique blanc.

Le royaume du Danemark n'est pas seulement pourri, il est en pleine régression. Le texte de Macaigne est truffé de "putain" et de "merde, merde, merde", d'hésitations, de blancs, de "hum". D'ailleurs, "ton texte, c'est un texte de merde" hurle un comédien excédé à Macaigne, dans l'une de ces altercations qui donnent à voir l'envers du décor, la fabrique du spectacle. Les acteurs le braillent dans des micros quand ce n'est pas dans des haut-parleurs : "ça crie beaucoup", fait remarquer Gertrude au cours de la deuxième partie du spectacle, dans un écho parodique de la leçon d'Hamlet aux comédiens chez Shakespeare. Lors de la répétition de La Souricière, la pièce dans la pièce, Hamlet se querelle violemment avec le régisseur. De même que la tragédie shakespearienne déconstruit méthodiquement le phénomène théâtral dont elle donne à voir les rouages et les mécanismes, le spectacle de Macaigne démonte systématiquement les artifices de la scène et glose sans arrêt sa propre création. Claudius demande à ce que l'on remette en marche la soufflerie, d'autres signalent qu'ils ont recours à un "faux pistolet", qu'il s'agit d'une "mauvaise pièce", d'un "mauvais spectacle". Même le code sonore des trompettes de Maurice Jarre qui, depuis 1951, appelle les festivaliers d'Avignon à se rendre au théâtre, est mis en abyme.
 
Macaigne a le sens de la mise en espace et construit une grammaire visuelle complexe et originale. Il exploite l'espace du cloître dans toutes ses dimensions, jouant de la verticalité et de la profondeur, utilisant les travées des gradins. Il convoque les codes télévisuels et des références cinématographiques, comme Massacre à la tronçonneuse qui introduit le célèbre monologue "to be or not to be". On gardera en tête quelques images fortes, tel le château gonflable d'Elseneur qui se déploie à deux reprises, chaque fois plus inquiétant, menaçant d'engloutir les personnages entre les plis de ses boudins, dégoulinant de sang, surmonté d'une tête de bonhomme stylisée dont le sourire découvre une rangée de dents pointues. À moins qu'il ne s'agisse d'une couronne à l'envers signalant, s'il était besoin, le mode carnavalesque de la représentation.


Lors de la conférence de presse du 8 juillet 2011, Macaigne affirme avec force la nécessaire participation du public à sa création :
"Le spectacle n'est pas encore mis bout à bout et va se mettre bout à bout avec le public. Et le public dans la pièce a une sorte de rôle, oui de rôle, comme un personnage. Donc là c'est comme si on répétait sans une autre personne. Ce n'est pas une parole en l'air. Ce pourrait être une parole en l'air comme si (on disait) : tiens, là on a fini le travail, maintenant on a besoin du public. Non, là on n'a pas fini le travail et je n'arriverai pas à le finir sans les gens, que ce soit avec le dégoût des gens ou que ce soit avec l'amour des gens."
Le discours de Macaigne, qui revendique une œuvre inachevée, trouée, qui inscrit dans sa dramaturgie l'acte même de la réception, n'est pas sans rappeler la conception élisabéthaine du spectateur engagé tel qu'en rend compte le prologue du Henry V de Shakespeare. Le spectateur de la Renaissance est explicitement appelé à coopérer à la représentation, à la compléter par son imagination. Néanmoins, le spectacle de Macaigne multiplie les outrages verbaux et physiques au public, interrogeant sans relâche, jusqu'à la nier, la condition de spectateur, sa fonction et son utilité. L'engagement du spectateur se conçoit de pair avec la possibilité de sa résistance, voire de son désengagement lorsqu'il décide de quitter le théâtre avant la fin de la représentation.
 
  La tentative de fusion de la scène et de la salle qui culmine dans le partage de la grande bouffe sous les arches ("Ils bouffent !"), les apostrophes provocantes à l'adresse du public et la dénonciation récurrente de la société de consommation évoquent fugacement le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina, qui présentèrent trois spectacles en 1968 au cloître des Célestins, édifié par le pape Clément VII sur un lieu "fertile en miracles[1]". Il n'y aura pas de miracles sur la scène des Carmes en 2011, nous sommes prévenus. En dépit des affirmations réitérées de bienvenue : "Soyez chez vous, venez !", et du fait que Roger Roger donne au public des bonbons ainsi que son numéro de portable noté sur un chou-fleur ou un ananas, selon les soirs, celui-ci est constamment maltraité. Les quatre premiers rangs disparaissent régulièrement sous une bâche de plastique pour se protéger des éclaboussures de boue et de sang en provenance de l'aire de jeu. D'autres, au fond des gradins, sont aspergés de bière par une Ophélie en état d'ivresse. Les spectatrices se font traiter de "vieilles connes". L'une d'elles voit son sac à main vidé sur le gazon de la scène. La position du spectateur est malmenée jusqu'à risquer d'être purement et simplement niée. Témoin en est cet échange entre un comédien qui encourage le brouillage des frontières entre scène et salle et un spectateur qui entre en résistance :
-       Allez, venez... Je suis sûr qu'on peut arriver à faire annuler une représentation comme ça !
-       Mais on ne veut pas !
-       Mais on la fera... seulement, un peu plus tard...
Plus tard, c'est la scène qui est menacée de disparition, lorsqu'un écran de fumée l'occulte momentanément.

Oscillant entre théâtralité extrême et anti-théâtre, le spectacle de Macaigne joue à fond de cette dialectique qui sous-tend de manière essentielle la tragédie shakespearienne.
Reste à savoir ce qui subsistera, à terme, dans les mémoires des festivaliers. Macaigne lui-même semble ne se faire guère d'illusion lorsqu'il fait dire à Gertrude à propos de la pièce enchâssée d'Hamlet : "Ton théâtre, il n'en restera rien quand ils seront tous morts, les gens, là !".
L'aquarium à l'eau trouble dans lequel se noient collectivement les personnages rappelle le bassin fangeux de la première partie. Auparavant l'un d'eux a déclaré : "une table bien dressée est l'une des plus belles choses qui soient au monde", évoquant le décor initial. La fin ramène donc au début dans un parcours circulaire dont on peut se demander s'il n'est pas un peu vain.


[1] Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque, Histoire du Festival d'Avignon, Gallimard, Paris, 2007, p. 244.

mercredi 20 avril 2011

Rencontre avec le public du Gyptis



Roméo et Juliette, mise en scène de Françoise Chatôt
Théâtre du Gyptis, Marseille
Mercredi 16 mars 2011


Merci à vous tous, artistes et spectateurs, de m'accueillir dans votre théâtre. C'est un honneur et un grand plaisir. Et une preuve supplémentaire que le théâtre est un art vraiment fédérateur puisqu'il nous permet de partager ce moment ensemble, de réunir universitaires, créateurs, spectateurs autour d'un même objet un mercredi soir à 22h00.

 Je commencerai par le commencement, en revenant à la scène d'exposition ou "scène du chaos" ainsi que l'équipe artistique l'a surnommée. Cette scène campe le cadre spatio-temporel : 1945, la fin de la 2nde Guerre Mondiale, aux niveaux sonore et visuel. On a donc une transposition de la Renaissance au XXe siècle, repères temporels auxquels il convient d'ajouter celui de la réception en ce début de XXIe siècle.
Tout au long du spectacle, il y a donc un va-et-vient entre la Renaissance et 1945 :
- sur le plan musical : Monteverdi (contemporain de Shakespeare) / swing, bebop...
- sur le plan sonore : bruit des bombardements
- sur le plan visuel :
- accessoires : postes de TSF ; manipulateur de morse, code lumineux en morse, à la lampe torche, plus tard, devant chez les Capulet,...
- costumes : imperméables qui suggèrent des costumes militaires et civils, qui évoquent la période de la 2nde Guerre Mondiale, sans l'imposer de manière appuyée ou outrancière

Le va-et-vient entre ces deux périodes pose d'emblée une question fondamentale, une question-clé. 1945 marque Auschwitz, la mort de l'homme. Pourquoi continuer à représenter un théâtre humaniste après la mort de l'homme ? Comment, dans ce contexte, négocier la place de l'homme au centre d'un dispositif censé lui assurer la maîtrise et la compréhension du monde qui l'entoure ? Il s'agit là a priori d'un paradoxe.
Le XIXe français a découvert Shakespeare et l'a porté aux nues. Les romantiques ont adoré Shakespeare, précisément pour la dimension humaniste, anthropologique de son théâtre qui place l'homme au cœur de ses préoccupations. Roméo et Juliette dramatise la condition humaine dans toute sa diversité, en termes de catégories sociales (les riches familles de Vérone / les serviteurs tels que la nourrice ou Pierre), comme de générations (Juliette encore adolescente, sa mère jeune mais déjà fânée, son père âgé). Après la 2nde Guerre Mondiale, le phénomène Shakespeare s'amplifie dans toute l'Europe : on s'approprie son théâtre pour l'adapter à toutes les situations politiques, que ce soit à l'ouest ou à l'est. Shakespeare lance en 1947 le Festival d'Edimbourg, puis celui d'Avignon avec Richard II. Shakespeare est un véritable "plan Marshall culturel", pour reprendre l'expression de Dennis Kennedy, en ce sens que son théâtre participe à l'entreprise de reconstruction nationale dans toute l'Europe.
L'après-guerre voit ainsi l'émergence de deux types de théâtre principalement :
- le théâtre de l'absurde (Beckett : "tout l'univers pue le cadavre" ; Ionesco)
- un théâtre plus festif sans être superficiel pour autant, un théâtre de la vitalité et de l'urgence, qui cherche à repenser l'homme moderne depuis ses origines. Shakespeare constitue donc un point d'appui majeur pour revenir au moment de la naissance de l'homme moderne, de cette Renaissance qui fonde notre conception de la société moderne. La mise en scène de Françoise Chatôt traduit un mouvement permanent par la danse et les combats chorégraphiés. Le public assiste à un drame au sens étymologique du terme puisque "drama" en Grec signifie "mouvement, action". Le sens de l'urgence qui émane de la pièce est encore accentué par F. Chatôt qui accélère la fin en l'épurant de ses multiples rebondissements.
Depuis 1945, la popularité de Shakespeare n'a cessé d'augmenter : les vingt-cinq dernières années en particulier ont vu l'explosion du phénomène d'appropriation de son théâtre par la scène comme par d'autres arts et d'autres médias, pas seulement en Europe mais dans le monde entier.
Ce choix du dialogue entre la Renaissance, 1945 et aujourd'hui constitue donc un choix stratégique fort car il pose immédiatement la question du rôle de Shakespeare dans notre société contemporaine.



Ce premier constat me conduit à en faire un deuxième : par cette transposition temporelle, F. Chatôt établit dès la scène d'exposition les termes du contrat de spectacle, de la relation entre le public et les artistes. Son projet artistique ne consiste pas tant à chercher ce que Shakespeare a voulu dire dans Roméo et Juliette qu'à signifier à travers Shakespeare ce que nous avons à dire aujourd'hui. F. Chatôt ne défend donc pas un théâtre muséal, de patrimoine, mais bien plutôt un théâtre de questionnement, et par conséquent extrêmement vivant.
Par ailleurs, ce positionnement cadre immédiatement le point de vue, écartant la dialectique piège de la fidélité et de la trahison dans laquelle le public a tendance à tomber systématiquement dès qu'il s'agit d'un auteur canonique, a fortiori Shakespeare. La fausse question de la fidélité ou de la trahison du texte shakespearien enferme la représentation dans un choix binaire, sans véritable fondement. De quelle fidélité s'agit-il ? Au texte ? Mais à quel texte ? On n'a jamais retrouvé de manuscrit de Shakespeare. Il existe, pour un grand nombre de ses pièces, plusieurs textes imprimés de référence. Dans le cas de Roméo et Juliette, trois versions différentes co-existent : le premier in-quarto de 1597 (Q1), suivi d'un deuxième in-quarto (Q2) et de l'in-folio de 1623 (F). De longueur différente, présentant de nombreuses variantes qui concernent jusqu'au nom de certains personnages, ces trois états du texte shakespearien co-existent en-dehors de tout rapport de hiérarchie. La critique contemporaine a établi que chaque version avait sa raison d'être, chacune étant considérée comme perfectible, loin de toute démarche de sacralisation du texte. Shakespeare et ses contemporains vivaient dans ce que Gisèle Venet nomme une "culture de l'emprunt", adaptant les œuvres classiques comme celles de la Renaissance. Hamlet lui-même fait figure d'adaptateur lorsqu'il remanie Le Meurtre de Gonzague qu'il intitule La Souricière. Loin d'être figé, le texte shakespearien se caractérise donc par sa plasticité, sa capacité à évoluer. L'adaptation théâtrale présentée ce soir au Gyptis s'inscrit pleinement dans cette logique et constitue un maillon supplémentaire dans la chaîne textuelle et scénique de Roméo et Juliette, avec son propre rôle à jouer dans l'histoire de la pièce.



Le caractère adaptogénique du texte shakespearien va de pair avec la plasticité de la mise en scène élisabéthaine dans les théâtres à ciel ouvert que l'on connaît pour en avoir vu des schémas et des reconstitutions. La scénographie de Claude Lemaire et Françoise Chatôt en rend compte en exploitant l'espace scénique dans toutes ses dimensions. C'est le troisième point que je souhaiterais aborder ce soir.
L'espace scénique est exploité verticalement : des éléments descendent des cintres tels les mannequins dans la "scène du chaos" ou les postes de TSF ; le balcon et le lit sont suspendus entre ciel et terre ; un tampon fait surgir le cercueil de Juliette du dessous du plateau. Ces stratégies spatiales rappellent la structure des plateaux élisabéthains qui jouaient tout à la fois d'une fosse, d'un paradis, d'une galerie.
L'enchâssement de quatre niveaux successifs joue avec la profondeur de champ : un proscenium ou avant-scène, une aire de jeu devant le premier rideau de fer qui peut s'étendre jusque devant le deuxième rideau de fer, au-delà duquel un espace est encore suggéré par trois portes ainsi qu'un effet de lumière. En même temps, le réglage en hauteur du rideau de fer permet un réajustement du cadrage, une mise au point permanente, une ouverture ou une fermeture de champ.
L'exploitation de l'espace scénique est source d'une extrême théâtralité. Il convient d'y ajouter la présence de deux cadres de scène dont l'effet d'emboîtement scénique rappelle la structure baroque du théâtre dans le théâtre. Les effets de miroir participent de cette même esthétique. Dès la scène d'exposition, les mannequins suspendus apparaissent comme le pendant scénographique des corps sans vie qui gisent au sol. La mise en scène d'un grand miroir à trois panneaux multiplie les reflets et les perspectives. La scénographie fondée sur ces effets de miroir évoque les mises en abyme du théâtre shakespearien, qui se met lui-même en scène et interroge sans relâche son propre fonctionnement.
Ce positionnement scénographique m'apparaît d'autant plus juste dans une pièce qui dramatise la guerre. Car la guerre, quelle que soit sa forme, est toujours source de théâtralité chez Shakespeare. À travers la mise en scène de la guerre, Shakespeare interroge à la fois l'objet de la représentation, le phénomène martial, et le médium de sa représentation, le théâtre. Pourquoi ce rapport particulier entre guerre et théâtre ? Parce que la guerre est impossible à représenter et pose un défi permanent à l'art théâtral. Concentré d'action, de mouvement, "précipité d'histoire" selon David Lescot, la guerre se définit comme un objet théâtral privilégié, spectaculaire parce qu'elle se donne à voir. Elle appelle donc la théâtralisation tout en lui résistant paradoxalement. La guerre, en effet, n'entre pas dans le champ du regard qu'elle déborde spatialement et temporellement. Il n'est qu'à se référer au prologue d'Henry V, pièce historique qui dramatise la bataille d'Azincourt entre les Français et les Anglais : au seuil de la représentation, Shakespeare en appelle à l'imagination du spectateur pour compléter le spectacle, établissant entre la scène et la salle un pacte codifié de manière très précise. La guerre confronte donc le théâtre à ses propres limites tout en l'incitant à les repousser.
Roméo et Juliette dramatise l'absurdité de la guerre que se livrent deux riches familles de Vérone, d'une manière qui n'est pas sans rappeler la représentation de la guerre civile dans La troisième partie d'Henry VI. Le Prince de Vérone se trouve malgré lui spectateur du conflit, tout comme Henry VI observe depuis un promontoire ses sujets s'affronter sur le champ de bataille. Alors que dans La troisième partie d'Henry VI la scène d'un fils qui tue son père est immédiatement suivie de son miroir inversé, la scène d'un père qui tue son fils, dans Roméo et Juliette, le paroxysme de l'absurde est atteint lorsque Roméo tue le cousin de sa femme qui a tué son ami. Roméo et Juliette fut composée juste après les tragédies historiques, ce qui explique peut-être en partie que la réflexion sur la guerre soit très présente. L'action se situe certes à Vérone, mais le déplacement géographique est un prétexte pour faire retour sur l'histoire anglaise, la Guerre des Roses et les guerres de religion.
La déconstruction du phénomène martial est étroitement liée à la déconstruction de l'événement théâtral : le double cadre de scène rappelle en permanence au spectateur qu'il est au théâtre, dans une tentative constante de briser l'illusion. La représentation de la guerre est ici source d'une théâtralité très accueillante : carrefour artistique, art syncrétique, le théâtre convoque la danse, la musique, le chant lyrique et les arts visuels. La scénographie se conçoit dans une certaine mesure comme une série d'installations (cf le dispositif des 5 postes de TSF ; les mannequins de la scène d'exposition). Enfin, la mise en scène du dénouement évoque une composition picturale, le tableau final de la mort qui réunit les amants. Le double cadre de scène suggère un tableau permanent, de même que le rideau métallique qui agit sur l'ouverture ou la fermeture du champ, tel le diaphragme d'un appareil photographique. Il en résulte un jeu sophistiqué avec l'œil du spectateur, un travail permanent sur la faculté de voir. Cette mise en scène de Françoise Chatôt défend la pratique du théâtre comme un art accueillant, ce dont témoigne symboliquement le proscenium, trait d'union entre scène et salle, espace ouvert sur l'assemblée des spectateurs qui invite au dialogue, à la rencontre des artistes et du public.

Photos du spectacle © Mathieu Bonfils
http://www.theatregyptis.com/

mardi 18 janvier 2011

Relations théâtrales

Vient de paraître :

Florence MARCH, Relations théâtrales, préface de Georges BANU, coll. Les Points dans les poches, Editions  L'Entretemps, Montpellier, 2010, 96 pages, ISBN: 978-2-35539-124-8, prix : 8 euros.


Cet ouvrage se présente comme la mise en regard de micro-lectures théâtrales, de situations de théâtre singulières qui cristallisent la rencontre de la scène et de la salle, de l’expérience individuelle et collective. Chaque texte fonctionne comme un gros plan sur tel aspect particulier de la relation qui se tisse de part et d’autre du théâtre, telle étape marquante de la construction du spectateur pendant, en amont et en aval de la représentation, telle trace qui persiste et vient enrichir son cabinet de curiosités spectaculaires. Rassemblée dans un même volume, cette mosaïque de textes esquisse les contours d’une relation théâtrale vivante, dynamique et complexe, dont l’acception plurielle résiste à toute entreprise définitionnelle trop rigide. C’est à partir d’exemples concrets, de cas limites qui en dessinent les marges et la périphérie, que prend forme peu à peu une poétique de la relation théâtrale. Il s’agit, pour la plupart, de situations de théâtre vécues au Festival d’Avignon, ainsi qu’au Centre National des Écritures du Spectacle de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.


Table des matières
En guise de préface : dialogue avec Georges Banu
Introduction : Pour une poétique de la relation théâtrale
Placement libre – Histoire d’un théâtre sans frontières
Naître spectateur ?
Spectateurs en quête d’identité : le « Groupe Miroir » des festivaliers avignonnais
Le spectacle est dans la salle
Et vous, « Ça va ? »
Imaginer ensemble un autre regard critique
Un contrat singulier
L’Ombre du comédien... ou la parole confisquée
La Spectatrice au pied du mur
(D)écrire la fin
Réinventer le protocole de la fin (1)
Réinventer le protocole de la fin (2)


Pour plus de renseignements, consulter le site de l'éditeur :
http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/Relations-theatrales.html

dimanche 19 décembre 2010

Richard II in the Honour Court of the Papal Palace: Forgetting Shakespeare in order to find him?

Article en ligne sur le Richard II traduit par Frédéric Boyer et mis en scène par Jean-Baptiste Sastre dans la Cour d'honneur du Palais des Papes, création pour le Festival d'Avignon 2010.

Publié dans la revue scientifique Shakespeare en devenir, supplément "L'Oeil du spectateur, saison 2010-11".

Consultable à l'adresse suivante :

Richard II in the Honour Court of the Papal Palace: Forgetting Shakespeare in order to find him?

ou =>  http://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=469

Un grand merci à l'équipe du Festival d'Avignon et à la Compagnie des Indes pour leur aide et leur aimable autorisation de reproduire des extraits de la captation du spectacle.

Cette publication fait suite à une communication donnée lors du Colloque International "Shakespearean Configurations" organisé conjointement par l'Université de York, l'Université de Bergen et l'Université Montpellier 3 du 29 septembre au 1er octobre 2010.
 


vendredi 19 novembre 2010

La Comédie anglaise après Shakespeare

Vient de paraître :
une contribution à l'histoire d'une aventure originale en Angleterre au XVIIe siècle : réinventer le théâtre après 20 ans d'interdiction par les Puritains...

La Comédie anglaise après Shakespeare
Une esthétique de la théâtralité 1660-1710

Préface de Jean Viviès

coll. Mondes Anglophones, Publications de l'Université de Provence, 2010.

En quoi le théâtre du xviie siècle permet-il de mieux comprendre le théâtre d’aujourd’hui ? Alors que le xxe siècle a remis en question le concept de personnage, la linéarité de la logique narrative, la relation frontale de la scène et de la salle pour inventer de nouvelles formes de contrat spectatoriel, à l’heure où la notion de public s’écrit au pluriel, revenir aux débuts de l’histoire du spectateur moderne permet une mise en perspective des stratégies et des enjeux de son rapport au texte comme au plateau.
Aujourd’hui, l’introduction des nouvelles technologies sur scène fait voler en éclats les frontières spatio-temporelles de la représentation, recréant une ubiquité du théâtre qui actualise la métaphore baroque du théâtre du monde et prend ainsi, d’une certaine manière, le relais de la comédie anglaise après Shakespeare. Cet ouvrage souligne l’importance de s’intéresser aux origines du théâtre moderne pour mieux en cerner les enjeux contemporains. 

Pour plus d'informations, voir le site de l'éditeur :
http://gsite.univ-provence.fr/document.php?pagendx=1480

vendredi 29 octobre 2010

Extrait 3 de "Ludovic Lagarde. Un théâtre pour quoi faire"

Extrait de l'Essai : "Des textes de Cadiot au théâtre de Lagarde : enjeux et stratégies de l'adaptation"
Conclusion de l'analyse de Un nid pour quoi faire  (p. 156-58)


« on dirait une pièce de théâtre »[1]

Bien que le spectacle intègre d’autres media que le théâtre, ou peut-être précisément pour cela, Un nid pour quoi faire s’avère infiniment théâtral. L’hybridité de l’écriture de plateau caractérise déjà l’écriture de Cadiot, qui convoque dans ses romans la poésie, le cinéma et les arts plastiques, et se réverbère dans l’écriture musicale de Burger, entre rock mutant, jungle de samples, électronique acide ou lunaire et poésie contemporaine.[2] Le théâtre de Lagarde se nourrit de la rencontre avec d’autres arts. Respectueux des disciplines qu’il accueille, il ne se définit pas pour autant comme un théâtre-collage issu de juxtapositions mais se fonde sur un échange véritable, qui induit une réflexion sur la nature même du théâtre, sa spécificité et ses limites. Doit-on dès lors parler de théâtre à la limite ? Il s’agit bien plutôt d’un théâtre dont Lagarde, en pionnier, n’a de cesse de repousser les limites. Pour cela il développe une poétique de la résistance du théâtre au théâtre, résistance dynamique, comme nous avons tâché de le montrer, qui n’empêche pas le théâtre de se réaliser, mais donne à voir et à entendre différemment. Productive de forme et de sens, la friction du théâtre à d’autres modes de création permet à Lagarde de penser une nouvelle façon de faire du théâtre, de définir une nouvelle forme de théâtralité, de créer, selon Barthes, « une épaisseur de signes ».[3] Loin de tout protectionnisme, le metteur en scène tend à affirmer l’identité du théâtre comme un art accueillant, syncrétique, un carrefour. Avec Un nid pour quoi faire, il franchit une nouvelle étape en inscrivant explicitement sa démarche sur le plateau. Les emboîtements et les cadres successifs ne participent pas d’une structure enfermante, du fait même de la présence de l’écran, immense fenêtre ouverte sur l’extérieur, source permanente d’effets de relance. Pour paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément la confrontation avec d’autres univers artistiques qui permet cette plongée vertigineuse au cœur même du théâtre, ce retour sur sa spécificité. L’exploitation de l’aire de jeu dans toutes ses dimensions suggère bien l’écriture en rhizome qui résulte de cette tension permanente entre l’intérieur et l’extérieur. Il ne s’agit pas pour Lagarde de détourner des formes pour se lover confortablement à l’intérieur, tel un bernard-l’ermite dans une boîte scénique, mais bien de les interroger sans relâche pour repenser la place du théâtre dans la société et le paysage artistique actuels. C’est probablement cette conception généreuse d’une écriture accueillante, sur la page ou sur le plateau, d’une écriture qui « ouvre tout en vissant »,[4] qui réunit par-dessus tout le tandem Cadiot-Lagarde. En ouvrant leur art à d’autres influences qui lui permettent d’évoluer, de ne pas rester figé, en cultivant les frictions disciplinaires dont il sort enrichi et plus fort, Cadiot et Lagarde ont à cœur d’affirmer son identité. En ce sens, probablement, ils pratiquent l’un et l’autre un art engagé.



[1] Un nid, op. cit., p. 27.
[2] Voir le site internet de Rodolphe Burger : http://www.rodolphe-burger.fr
[3] Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », in Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 41.
[4] Entretien avec Olivier Cadiot, in Le Matricule des anges, n°41, nov-dec 2002, p. 14-23.